Être ou ne pas être, ce n’est pas la question (by Dr Valérie Harvey)

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Notre guest blogger cette semaine est Valérie Harvey, docteure en sociologie de l’Université Laval. Pendant ses études, elle s’est intéressée aux difficultés que les femmes japonaises rencontrent quand elles souhaitent concilier famille et travail. Elle s’est ensuite penchée sur l’utilisation des congés parentaux par les pères québécois. Originaire de Charlevoix (Québec), elle a étudié plusieurs langues avant de tomber amoureuse des sonorités du japonais et de poursuivre son apprentissage à Kyoto, pendant un an et demi. Valérie est collaboratrice à l’émission Les Éclaireurs d’ICI Première Radio-Canada, en tant que sociologue. Elle est aussi l’auteure d’une dizaine de livres (romans, essais, carnets de voyage) avec des thèmes touchant le Japon, l’Islande ou le Québec.

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En français ou en anglais, l’essentiel de ma phrase se concentre au début, autour du sujet et du verbe. Le fait que je parle français, que j’ai appris l’anglais, ne m’a jamais préparée à penser autrement ce rapport au monde : quelqu’un (sujet) agit (verbe).

Il a fallu que je fasse un pas de côté, que je tombe sur le japonais pour découvrir que l’humanité ne partageait pas ma vision du monde. D’abord, en japonais, on ne dit pas souvent « je ». Si on est obligé de mentionner le sujet, on le fait UNE fois au début, puis on évite d’en parler. On évitera aussi d’avoir recours au « tu » si cela n’est pas nécessaire.

Mais il faut aller bien au-delà de l’omission du sujet pour parler correctement. Alors que le français et l’anglais placent l’humain au centre du monde, le japonais considère que l’humain n’est qu’une partie du monde, ce qui s’articule dans la langue. Le chercheur Takehiro Kanaya (2003) a écrit plusieurs ouvrages à ce sujet, donnant cet exemple très parlant:

Je vois le mont Fuji.

En japonais, cela deviendra :

Fuji-san ga mieru.

Ce qui se traduit par « Le mont Fuji est visible ». Bien sûr, cela sous-entend que je peux le voir puisque je prononce cette phrase. Mais c’est la seule place de l’humain : celle d’être au bon endroit pour voir le mont Fuji.

Le « moi » tout-puissant s’efface. Non seulement, je dois omettre de mentionner mon existence, mais je dois laisser l’autre, le mont Fuji ici, devenir sujet… Nishida Kitarô a articulé sa philosophie autour de cette notion d’un humain dégagé de sa fascination de lui-même afin d’être capable d’entrer en relation avec les autres (Tremblay, 2016).

J’ai beaucoup ri lorsque j’enseignais le japonais et que j’ai dû lire cet exemple tiré de la leçon 3 du manuel Genki. La traduction anglaise de la conversation se lit ainsi :

Takeshi: Mary, what do you usually do on the weekend?

Mary: Let’s see. I usually study at home. But I sometimes see movies.

Takeshi: I see… Then, would you like to see a movie on Saturday?

Mary: Saturday is not a good day. (lit. Saturday is a little bit [inconvenient]…)

Takeshi: Then, how about Sunday?

Mary: That’s fine.

J’ai mis en gras la ligne 4. Car, en japonais, Mary ne répond pas “Saturday is not a good day”. Mary a simplement dit : « Samedi, un peu… ». À Takeshi de comprendre ce qu’elle veut dire! Parce qu’elle vient de dire « non » de façon polie, donc en évitant de le dire. Takeshi lui propose donc dimanche et elle répond affirmativement. Mais si elle avait encore refusé (de façon subtile), le message aurait été sans appel : elle ne veut pas sortir avec Takeshi.

Je l’ai dit tout à l’heure : choisir ou répéter le « je » en japonais est un signe de mise en avant très inhabituelle. C’est pourquoi dire « non » lorsqu’une personne demande quelque chose ou nous invite est généralement un terme évité. Il serait trop brusque que notre « moi » refuse tout bêtement. L’autre a pris la peine de nous faire cette demande et ses sentiments doivent être pris en compte.

Lorsque je donnais des cours de français et d’anglais au Japon, j’étais très demandée chez les dames, simplement parce que j’étais une femme et qu’elles voulaient avoir UNE professeure. Intriguée par ce fait, j’ai un jour demandé à l’une de mes étudiantes pourquoi autant de femmes (entre 25 et 30 ans) désiraient une professeure. La réponse fut très franche :

« Parce que j’ai peur que les hommes professeurs tentent de me séduire et je ne sais pas comment leur dire non en anglais. »

Sa réponse reflétait toute la différence entre « traduire une langue » et « parler une langue ». Elle savait qu’elle ne pouvait pas dire simplement « samedi, un peu » pour que son interlocuteur comprenne le refus sous-entendu. Mais dire « non merci, je suis désolée » comme l’aurait fait une anglophone lui semblait impossible, étant donné le rejet (non) donné par l’élève (je ne suis pas intéressée). Dans une langue où le « je » s’efface le plus rapidement possible, comment pouvait-elle se mettre en avant ainsi? Elle n’avait pas encore l’habitude de « parler » en anglais, en utilisant les codes d’une langue où le « je » est mis de l’avant, la plupart du temps.

Cette façon d’éviter les refus directs peut sembler négative. Mais elle amène aussi des changements positifs à long terme.

Un jour, j’explique à ma professeure que je prendrai une semaine de congé de nos cours privés, car je vais en visite à Tokyo. Elle me dit alors qu’elle sera elle aussi à Tokyo la même semaine. 

Pour revenir chez moi, à l’ouest de Kyoto, je faisais une heure de vélo. Ce temps m’a permis de réfléchir. Ma professeure n’avait pas proposé qu’on se voit à Tokyo. Voulait-elle que ce soit le cas?

Soyons Japonais. Si elle m’avait invitée à la rencontrer à Tokyo, aurai-je pu dire non, même de façon polie? Dans un pays où la hiérarchie est très importante, le rapport professeure-étudiante m’aurait pratiquement imposé le « oui » à la proposition de mon enseignante.

J’en ai conclu que ma professeure m’avait donc ouvert la porte à la rencontrer ou pas. La semaine suivante, j’ai testé ma compréhension. Je lui ai demandé si elle avait un moment pour qu’on se voie à Tokyo. En souriant, elle m’a alors invité à un bon restaurant où nous pourrions manger.

C’était donc une invitation. Avec la possibilité de dire « non » sans avoir à le prononcer!

En utilisant le japonais pendant un an et demi, j’en suis venue à devoir penser en japonais, ce qui implique non seulement de décoder ces types de demandes/refus polis, mais aussi à les utiliser moi-même.

Cela s’est transmis à ma manière d’articuler le français. Car, en faisant une invitation, je me demande maintenant si ma façon de la faire permet vraiment à l’autre de refuser sans ressentir de malaise. Si ce n’est pas le cas, je tente de trouver une façon de transformer ma demande en « possibilité » (plus clairement que ma professeure, quand même!)

Le japonais m’aura donc appris à être plus attentive à l’autre face à un refus, mais face aussi à la difficulté de devoir refuser. La thèse du professeur Kanaya (2018), dans son nouvel essai au titre évocateur Pourquoi le japonais peut amener la paix dans le monde, se construit autour de l’idée que la langue japonaise a tendance à penser à l’autre dans un souci de vivre ensemble. Comme si, au lieu de discuter face à face avec son interlocuteur, on discute plutôt côte à côte, en regardant le mont Fuji visible à l’horizon.

References

Kanaya, Takehiro (2003). 日本語文法の謎を解く―「ある」日本語と「する」英語 [Solve the mystery of Japanese language –Japanese “to be” and English “to do”], Tokyo, Chikuma Shinsho, pp. 24-25.

Ksanaya, Takehiro (2018). 日本語が世界を平和にするこれだけの理由, Chiba : Asuka Shinsha, 237 pages.

Tremblay, Jacinthe (2016). Je suis un lieu [I am a place], Montréal : Les Presses de l’Université de Montréal, 316 pages.

https://www.researchgate.net/profile/Valerie_Harvey3

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http://nomadesse.blogspot.com/

3 thoughts on “Être ou ne pas être, ce n’est pas la question (by Dr Valérie Harvey)

  1. Juste une petite correction: Fuji-san wo mieru serait faux, c’est plutôt Fuji-san GA mieru. (avec “mieru”, le nom devient sujet puisqu’il est “visible”, et non un objet, et donc on utilise ga).

  2. Pingback: Kabola

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