Ces petits refrains (par Caroline Dault)

Les études… et la liberté! (photo de Nenad Stojkovic, Flickr)

Mai 2005. J’ai 18 ans. J’ai été acceptée au bac en théâtre à l’UQAM, dans quelques mois, je vais quitter la résidence familiale. Déménager à Montréal. Je suis tellement excitée à l’idée de partir vivre cette nouvelle vie, loin de tout ce que j’ai connu, mais si près de tout ce que j’ai toujours voulu. À deux heures de route de mes parents, du confort de mon enfance, je vais pouvoir commencer ma vie d’adulte. Je suis triste de déménager loin de mon chum, mais j’ai 18 ans et la vie devant moi.

Dans ma chambre, je commence à mettre ma vie de jeune fille en boite. À la radio, commence une ritournelle que je connais par cœur.

Cré moi, cré moi pas, quelque part en Alaska
il y a un phoque qui s’ennuie en maudit
Sa blonde est partie gagner sa vie 
dans un cirque aux États-Unis. [i] 

Je m’assois sur mon lit. Cette blonde qui part, c’est moi. J’ai entendu la chanson mille fois, mais ce n’était qu’une histoire. Soudain, ça me bouleverse. Le refrain commence.

Ça ne vaut pas la peine
de laisser ceux qu’on aime
pour aller faire tourner 
des ballons sur son nez

Et abandonner son chum et sa famille pour étudier le théâtre, ça en vaut la peine? Je m’installe à l’ordi, je retourne voir les programmes de l’université locale. Et si je devenais plutôt prof au primaire?

*****

Octobre 2019. J’ai 34 ans. Ma maitrise en linguistique est terminée depuis deux ans. J’habite dans une belle maison entourée d’arbres centenaires, à deux pas d’un lac et d’une montagne. J’ai deux jeunes enfants, une vie sociale et familiale riches. Je fais enfin mon chemin dans le monde académique, je suis chargée de cours à Bishop’s. Je réalise mon rêve des dernières années d’enseigner à l’université et j’ai décidé de poursuivre vers le doctorat. Je le ferai à McGill, même si c’est à 130 km de chez moi. La session d’automne est exigeante. Je donne trois nouveaux cours. Je travaille sur mes demandes de bourse et ma demande d’admission au doc. Je passe mes samedis après-midi devant l’ordi. Souvent, de l’autre côté de la porte, les enfants jouent avec leur père, et j’ai le cœur qui se tord chaque fois que je les entends rire.

Un matin, en chemin vers le travail, le dernier succès des Cowboys fringants joue à la radio. C’est une chanson qui parle de tous les maux de l’Amérique.

La question qu'j'me pose tout le temps
Pourquoi travailler autant
Éloigné de ceux que j'aime
Tout ça pour jouer la game
C'est si triste que des fois
Quand j'suis loin de la maison
Assis dans mon vieux camion
J'ai tout' l'Amérique qui pleure
Que'que part au fond du cœur [ii]

Assise dans ma voiture, je pleure. Pourquoi, au juste, est-ce que je me prive de tout ce temps avec eux? Et si je suis admise, ne vais-je pas être encore plus occupée? Je panique. J’ai peur de passer à côté de ma vie. Je suis à quelques jours de la remise de mes demandes de bourse, elles sont pratiquement prêtes, mais j’arrête tout. Je me désiste.

*****

Ces décisions n’ont pas été finales. Après m’être inscrite au bac en enseignement au primaire, j’ai été prise d’immenses remords et j’ai décidé de ne pas renoncer à mon rêve. En aout 2005, j’ai tout laissé derrière moi pour aller à Montréal et je ne l’ai jamais regretté. Même chose pour le doc, que j’ai finalement entamé un an plus tard, plus près de la maison (aujourd’hui située dans les magnifiques Cantons-de-l’Est), dans des circonstances facilitant la conciliation famille-travail-études.

Le difficile équilibre travail-famille

Et c’est ainsi, qu’entourée de bouquins de linguistique depuis toujours, je prends soudainement conscience – pas dans ma tête, c’était chose faite depuis longtemps – mais dans mon cœur et dans mon ventre, du pouvoir des mots. Ces petits mots, qui arrivent parfois au détour d’un refrain, d’une phrase lancée à tout hasard par quelqu’un qu’on croise. Ces petits mots, qui plus d’une fois, ont changé le cours de ma vie.  Ces petits refrains, reflets de mon anxiété, qui m’ont toujours ramenée au même questionnement. Devrais-je partir ou bien rester ? Devrais-je enfin tout laisser tomber? [iii]

Je me suis demandé si j’étais la seule à avoir pris des life changing decisions sur la base de ces petites phrases croisées au hasard d’une liste d’écoute, d’un poste de radio ou d’un bon vieux cd, et j’ai posé la question à mon groupe d’amies. L’une d’entre elles raconte : « J’avais décidé de mettre fin à une relation violente qui durait depuis plusieurs années. Ce choix était lourd de conséquences et je le remettais constamment en question parce que j’avais peur de ce que ma vie allait devenir. Le matin de mon départ, alors que la veille encore j’avais failli céder au chantage et aux belles promesses de ce partenaire toxique, le cadran a sonné. Comme toujours, il était réglé en mode « radio » et c’est au son de P!nk que je me suis réveillée. J’étais un peu endormie quand les paroles du refrain se sont frayé un chemin jusqu’à mon cerveau :

You’ve gotta get up and try, try, try! [iv]

Elles m’ont fait l’effet d’un choc électrique. Je me suis levée, décidée à mettre mon plan à exécution et j’ai foncé, sans jamais plus douter de ma décision. »

Ces petits mots ont su lui insuffler le courage nécessaire de prendre une décision difficile. Une autre amie me raconte :  « Je semi-fréquentais un gars il y a quelques années, mais, soyons honnêtes, c’était plutôt lui qui était intéressé, moi j’étais surtout très célibataire et en manque d’affection. Je n’avais jamais cherché à lui faire croire que j’étais intéressée à plus, mais je n’étais pas sure à 100% que de son côté il n’y avait pas un certain désir d’engagement dans la (non)relation. Pendant que je me rendais chez lui, j’ai entendu une chanson disant:

Straight up now tell me do you really wanna love me forever
Or am I caught in a hit and run 
straight up now tell me is it gonna be you and me together
Or are you just having fun [v]

Ça m’est rentré dedans. J’avais l’impression d’être en quelque sorte une mauvaise personne si je continuais dans ce flou. On avait toujours été plutôt évasifs sur la nature de notre relation, mais en arrivant chez lui ce soir-là, je ne pouvais plus faire comme si je n’avais pas eu cette prise de conscience. J’ai mis le sujet sur la table de façon très claire et frontale… et lui m’a fait une méga déclaration d’amour. S’il avait été aussi détaché que moi, j’aurais été ok de continuer comme ça, mais pas s’il était amoureux. Je ne pouvais pas faire ça. »

Les effets de la musique sur le cerveau

Une recherche rapide m’a permis de découvrir que les effets de la musique sur le cerveau sont étudiés depuis plusieurs décennies, mais que l’intérêt pour l’influence que les paroles de chanson peuvent avoir sur notre comportement, notamment en ce qui a trait à notre manière de nous comporter en société (Greitemeyer, 2009), est plus récent. Une chose est sure, bien qu’elles demeurent évidemment anecdotiques, les histoires que j’ai rapportées ici tendent vers une même conclusion. Les refrains qui croisent notre chemin ont le pouvoir de faire surgir en nous des émotions enfouies, de nous faire faire un pas vers l’avant, de susciter des questionnements et des remises en question. Dans son mémoire de maitrise, Claudia Gagné (2020, p.6) explique : « L’authenticité de l’expérience musicale peut procurer à une personne une représentation « plus vraie » de ses sentiments et, ainsi, l’aider à trouver une nouvelle direction ou encore à définir quelque chose qui est déjà présent à l’intérieur d’elle-même (Ruud, 1997). Elle permet de renforcer la conscience de soi et de favoriser le processus vers le changement (Navarro, 2015). » Dans mon histoire et les autres partagées ci-dessus, la prise de conscience faite par la musique va effectivement au-delà de la simple décision de tous les jours : il s’agit d’affirmer, par nos choix de vie, notre identité. De choisir entre la voie tracée d’avance et celle que l’on souhaite défricher nous-mêmes.  Après tout, « Les chansons sont la trame sonore de notre développement personnel » (Bruscia, 1998, dans Gagné, 2020,  p.1)

Et vous, quels sont ces refrains qui ont eu un grand impact sur votre vie?

Réféfences

Gagné, C. (2020). La composition de chansons: un parcours vers la musicothérapie. [mémoire de maitrise, Université Concordia]. Spectru. https://spectrum.library.concordia.ca/id/eprint/986693/1/Gagne_MA_S2020.pdf

Greitemeyer, T. (2009). Effects of songs with prosocial lyrics on prosocial thoughts, affect, and behavior. Journal of Experimental Social Psychology45(1), 186–190. https://doi.org/10.1016/j.jesp.2008.08.003


[i] La complainte du phoque en Alaska, Beau Dommage

[ii] L’Amérique pleure, Les Cowboys fringants

[iii] Voyager, Jean Leloup

[iv] Try, P!nk

[v] Straight up, Paula Abdul


One thought on “Ces petits refrains (par Caroline Dault)

  1. C’est vrai! Les paroles des chansons nous aident parfois à prendre du recul sur notre propre vie. Leur poésie ou leur force peuvent magnifier des éléments de notre vie et leur donner une ampleur qui leur donne plus d’importance dans la trame narrative qu’on se construit pour notre propre histoire personnelle.

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