Une histoire de chercheuse impliquée…(by Dr Magally Constant)

Magally Constant, our guest blogger this week, est assistante professeure à l’Université Simon Fraser en Colombie Britannique. Ses recherches passées portent sur le bilinguisme créole/français en Haïti. Aujourd’hui, elle s’intéresse à la décolonisation de l’éducation en contexte haïtien en examinant le triangle langues-cultures/politique/migration.

Depuis quelques temps, je réfléchis sur la question de la décolonisation de l’éducation en milieu haïtien avec une certaine appréhension. En effet, on est loin du contexte dans lequel j’ai débuté mes études en didactique des langues, il y a 21 ans. Comment aborder l’éducation dans un contexte qui semble aussi désorganisé, miné par la crise politique ? Suis-je encore une chercheuse après avoir délaissé l’université au profit de l’action sur le terrain depuis toutes ces années ?

Magally à Thomazeau lors d’un programme sur la littératie, 2013

Et, il y a quelques jours, je suis tombée sur le livre de Linda Tuhiwai Smith (1999), Decolonizing Methodologies : research and indigenous people. J’ai respiré un grand coup. Elle souligne, entre autres, dans son introduction, le fait qu’il y a une histoire de la recherche sur les peuples autochtones qui peut amener les étudiants autochtones à réagir contre la recherche. Cependant, en raison de leur formation et de leurs compétences, de retour dans leur communauté, ces étudiants sont appelés à réaliser des projets, des études de faisabilité ou des évaluations ou à rédiger des mémoires fondés sur des renseignements, des données, des archives et des entrevues avec des aînés etc. Appelés consultants, travailleurs de projets, ces anti-chercheurs n’utilisent pas moins des processus méthodologiques et des outils d’analyse à partir desquels ils sélectionnent, organisent, interprètent. Bref, tout ce qu’ils essaient de faire est éclairé par une théorie, implicitement ou explicitement.

Cette lecture m’a ramenée 12 ans en arrière, au moment de la soutenance de ma thèse de doctorat où je me suis fait dire par le président de mon jury que ce n’était pas le rôle d’une thèse de doctorat de proposer des solutions aux problèmes de terrain et qu’il s’agissait d’un simple exercice intellectuel pour avoir un diplôme… Autrement dit, en tant qu’Haïtienne et chercheuse, je n’avais aucune légitimité pour parler du contexte haïtien de manière impliquée alors que n’importe quel jeune coopérant de pays partenaires pouvait participer à l’élaboration des documents de réforme éducative, proposer des solutions pour Haïti… J’ai gardé un goût plutôt amer de cette soutenance, en dépit de la mention très bien

Une des classes où j’ai prélevé mon corpus de doctorat

Je suis effectivement rentrée en Haïti, un mois après ma soutenance avec la ferme intention de montrer : oh que si ! On peut écrire une thèse bien ancrée dans le terrain. J’ai déposé le document écrit dans un coin, sans chercher à le publier. J’ai d’abord passé un an à travailler en tant que consultante sur des projets en éducation et formatrice pour des enseignants en formation continue dans les départements de l’Artibonite et du Sud. J’ai ensuite intégré le cabinet du ministre de l’Éducation de l’époque, où j’ai eu accès à une mine de connaissances à laquelle je n’aurais jamais pu accéder en tant que chercheuse. J’ai rencontré des acteurs à tous les niveaux, écrit des rapports sur les projets de littératie menés par les partenaires technique et financier, évalué des documents destinés à la formation des enseignants. Je suis allée dans de nombreuses salles de classe. J’ai traversé le pays de l’Ouest au Nord-ouest lors d’une enquête de terrain sur l’évaluation de la réforme du secondaire. Bref, j’ai fait de la recherche comme je n’en avais jamais fait auparavant mais sans traces académiques, sinon ces rapports enfouis dans des tiroirs et, heureusement, ces empreintes laissées en moi par ces contacts humains, ces rencontres, ces faces de jeunes élèves, de vieux praticiens soucieux, vaillants, pleins d’espoirs au sein de l’incertitude. Des rencontres qui m’ont transformées et qui m’ont convaincue du fait qu’il serait non-éthique de ne pas contribuer à améliorer ce terrain et qu’il serait non-éthique de ne pas produire des savoirs pour et sur ce terrain… 

Animation d’atelier d’écriture sur la poésie de Georges Castera, 2012

Le livre de Linda Tuhiwai Smith (1999), Decolonizing Methodologies : research and indigenous people m’a amenée à penser que je n’ai peut-être pas tant démérité que cela et que cette plongée dans la réalité de mon pays au détriment d’une carrière universitaire était un privilège afin de mieux connaître, servir et partager un savoir plus approfondi sur une réalité qui est souvent vue à travers le prisme de la pauvreté, du manque.

La rivière que je traversais à gué pour aller à l’école

Certes, Haïti n’est pas une communauté autochtone au sens où on peut l’entendre pour les premières nations de l’Amérique du Nord et du Sud, de l’Australie ou de la Nouvelle Zélande. Cependant, il n’est pas moins étudié de l’extérieur, objectivé, jugé, classé… délimité… Bref, il partage un vécu commun d’oppression et de besoin d’autodétermination avec ces populations. Et je pense que si je me suis investie en éducation, si j’ai été amenée à réfléchir sur la situation linguistique de mon pays, c’est en raison d’un jugement premier.  En effet, vers l’âge de 6-7 ans, au début des années 80, je fus confrontée à la remise en question du modèle de scolarisation dans lequel j’étais inscrite par le biais de la présence de deux autres petites filles dans mon école. Elles étaient franco-belges, parlaient créole, prenaient les mêmes chemins que nous, les autres fillettes de l’école, mais nos parcours scolaires se sont vite éloignés. Après le CE1, elles ont été retirées de l’école parce que leurs parents ne voulaient pas qu’elles répètent comme des perroquets. C’est-à-dire qu’elles apprennent comme nous, les petites haïtiennes, à coups par-cœur, à coups de morceaux d’histoire d’Haïti, de géographie, de sciences naturelles sans jamais expérimenter quoi que ce soit. Enfin, c’étaient les nouvelles qui arrivaient à mes oreilles d’enfants. Nous apprenions comme des perroquets ?!  La vexation portée par ce jugement m’a habitée durant toute ma scolarité, toute ma vie. Ça, c’est une autre histoire que je raconterai un jour…

La récréation pa fasil!

Pour finir, la lecture du texte de Linda Smith m’a réconciliée avec mon parcours et m’a fait prendre conscience que l’implication a un prix, le prix du temps consacré à apprendre. Il ne me reste, donc, qu’à partager ce qui a été compris…

Magally Constant

Reference

Smith, L.T. (1999). Decolonizing Methodologies : Research and Indigenous peoples. Zed books.

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