Le film « Lionheart » réalisé par la Nigériane Geneviève Nnaji, une grande vedette de Nollywood (l’industrie du film nigérian) s’est vu disqualifier de la liste des films sélectionnés aux Oscars 2020 dans la catégorie meilleure film en langue étrangère. La raison ? Les dialogues du film sont principalement en anglais. À qui la faute ? Le cas « Lionheart » mérite d’être creusé de plus près d’un point de vue linguistique.
Le long métrage qui a été diffusé en « original Netflix » sur la plateforme de streaming a eu du succès dès sa sortie en 2018. « Lionheart », c’est le récit du personnage d’Adaeze, jeune femme active et talentueuse de Lagos (capitale du Nigéria), qui grimpe les échelons au sein de l’entreprise familiale de manière fulgurante. En somme, le film raconte l’histoire d’une femme embourbée dans les codes inégalitaires qui régissent les relations entre les hommes et les femmes au Nigéria et rêve de succéder à son père comme directrice générale de la boîte.
La production, qui est d’une bonne qualité cinématographique, aurait pu avoir toutes ses chances aux Oscars. C’est en effet un film réaliste qui reflète l’image positive d’une Afrique dynamique, en pleine croissance économique. Cependant, le règlement de l’académie des Oscars, qui n’avait pas changé depuis près d’un demi-siècle jusqu’à aujourd’hui, est très strict : les films autorisés à concourir aux Oscars dans la catégorie des meilleurs longs-métrages en langue étrangère doivent être produits et distribués en dehors des États-Unis et, de surcroît, contenir des dialogues qui ne doivent pas être en anglais. De ce fait, la polémique autour de l’annulation de la nomination du film me ramène à la question du mythe de l’anglais universel. En effet, dans ce type de concours très prisé, que fait-on des pays africains dont la langue officielle administrative et scolaire est issue d’une langue héritée du colonisateur ? Si l’anglais parlé par les Nigérians est semblable à l’anglais standardisé, comment se fait-il que les étudiants nigérians qui veulent s’inscrire dans les établissements universitaires américains doivent passer le TOEFL (Test of English as a Foreign Language) pour y poursuivre leurs études ? Pourquoi ces incohérences ?
Il est bien donc déplorable que la question de l’héritage linguistique du Nigéria qui a vécu 70 ans de colonialisme n’ait pas été prise en compte dans l’analyse de la candidature du film. En effet, on ne peut pas comparer la fonction de la langue anglaise aux États-Unis à celle de la langue anglaise au Nigéria. La réalisatrice du film a expliqué sur twitter, après avoir reçu la nouvelle, que la langue anglaise au Nigéria sert de pont entre les différentes communautés linguistiques qui y vivent, et que le Nigéria […] n’a pas choisi d’être colonisé.
Cette déclaration est une réponse à la dissonance cognitive des institutions qui mettent au même plan l’usage de l’anglais comme langue maternelle régissant toutes les strates d’une nation et l’anglais utilisé au Nigéria comme « langue véhiculaire ». Il y a effectivement 250 ethnies au Nigéria qui partagent près de 522 langues vivantes. On peut donc comprendre, comme le dit Edwin E. Okafor dans son article paru dans le revue Présence africaine, que “[…] dans un État plurilingue, comme le Nigéria, les enfants fréquentant le même établissement scolaire ainsi que les fonctionnaires travaillant dans les diverses parties du pays ont des langues maternelles différentes. L’existence de cette hétérogénéité linguistique favorise l’épanouissement de l’anglais au Nigéria.[…] On ne peut pas démentir le fait que, malgré son indépendance politique, le Nigéria est encore sous l’indépendance de l’idiome britannique”.
Le film « Lionheart » a donc été doublement pénalisé. D’une part, parce qu’il est présenté par un pays qui a été colonisé et qui supporte encore le poids de l’impérialisme linguistique (Phillipson,1992) et bien que les Anglo-saxons aient été moins impérialistes sur le plan linguistique que les Latins […] ils ont eu tendance à considérer leur culture et leur langue comme des privilèges raciaux inaccessibles aux indigènes (Berghe, 1968). D’autre part, cette pénalisation reflète la sanction délivrée par un groupe d’individus qui détient sa propre définition de ce qui est une langue étrangère et nie l’appropriation linguistique des Nigérians, qui ont fait de l’anglais, langue du colonisateur, une langue bien à eux. On en vient donc à parler du Pidgin-anglais ou créole nigérian qui anime les dialogues du film. Parce qu’il s’agit bien de créole dont on parle.KỌ́LÁ TÚBỌ̀SÚN, professeur nigérian d’anglais et de linguistique le dit bien dans un passage de son article :
But because language is dynamic, it was always bound to evolve into something else. British English is British English, but American English is something else, as is Indian English, Australian English or Kenyan English. Over time, we have evolved our own way of speaking — not Nigerian Pidgin, mind you, which is a totally different language and a creole — which is unique in every way. And yet we have not officially recognised it, encouraged it or even admitted that it exists in a way that could set us free from the constraints that have harmed rather than helped. […]
La langue n’est pas figée, et les puristes de la langue anglaise devraient accepter le fait que la langue qu’ils se sont eux-mêmes appropriée a subi des changements et des fluctuations au fil du temps.
Il s’agira donc de « repenser le rôle et le statut de l’anglais dans le contexte actuel de mondialisation culturelle » parce que l’anglais n’appartient pas qu’aux pays anglophones. Il est temps de considérer les diasporas qui ont subi l’apprentissage d’une langue du fait historique, et de leur permettre d’utiliser l’anglais « comme un outil de réinvention de soi, mais également comme une langue qui affecte et se trouve affectée de l’intérieur par ses locuteurs » (Král, 2017). Les dialogues de « Lionheart » sont bien des dialogues en anglais, mais d’un anglais créolisé qui en soi est une nouvelle langue.
En somme, je tends mon carton jaune à l’académie des Oscars en espérant qu’en 2021, il y aura une véritable réflexion sur la définition de la notion de langue étrangère, qui ne traduit pas forcément un charabia incompréhensible qui paraît exotique aux oreilles des locuteurs à la langue dominante.
Références :
Katesi, Y. (1988). Langue et identité culturelle en Afrique. Africa: Rivista Trimestrale Di Studi E Documentazione Dell’Istituto Italiano per L’Africa E L’Oriente, 43(2), 192-212. Retrieved from www.jstor.org/stable/40760252
Král, F. (2017). English as “Unmoored”: Contemporary Perspectives on English as a Language “in Diaspora”. Études anglaises, vol. 70(1), 95-109. doi:10.3917/etan.701.0095.
Okafor, E. (1985). Hégémonie de l’anglais au Nigeria. Présence Africaine, 133-134(1), 3-18. doi:10.3917/presa.133.0003.
Phillipson, R. H. L. (1992). Linguistic imperialism. New york: Oxford University Press.
Tubosun Kola (2019). On Lionheart’s Oscar ban: Is Nigerian English a Foreign Language? https://africanarguments.org/2019/11/06/on-lionhearts-oscar-ban-is-nigerian-english-a-foreign-language/
Van Den Berghe, P. (1968). Les Langues Européennes et les Mandarins Noirs. Présence Africaine, 68(4), 3-14. doi:10.3917/presa.068.0003.