La langue des signes pour bébés : outil communicatif ou appropriation culturelle? (by Dr. Catherine Levasseur)

En tant que parent, il n’y a rien de plus satisfaisant que de pouvoir comprendre ce que veut nous communiquer notre bambin ! Dès les premiers jours de vie de nos adorables rejetons, nous tâchons de décoder cris et pleurs en nous disant : si seulement tu pouvais le dire avec des mots ! Or, les mots, ça ne vient jamais aussi vite qu’on le souhaiterait et la communication parents-bébés est parfois empreinte de frustrations partagées.

Ainsi, lorsque d’autres parents, des infirmières, des intervenantes en centres communautaires, des éducatrices en CPE ou autres intervenantes familiales suggèrent d’utiliser les signes pour bébés, un monde de possibilités s’ouvre aux nouveaux parents. Pouvoir communiquer efficacement avec son enfant AVANT même qu’il ne puisse parler ? Miraculeux, dites-vous ? Absolument. Lorsqu’on regarde les nombreux vidéos YouTube à ce sujet, on ne peut que s’émerveiller devant les prouesses digitales de ces poupons qui demandent encore de la purée et réclament leur lait avec conviction.

Comme bien d’autres parents, j’ai été séduite par la méthode et ses promesses. J’ai rapidement et patiemment adopté les signes pour bébés. J’ai commencé à signer à ma fille alors qu’elle avait trois mois et elle a commencé à signer ses premiers mots vers 11 mois. Oh, et lorsqu’elle a découvert le pouvoir du signe « lait », elle n’a jamais reculé ! C’est simplement merveilleux de la voir me demander son gobelet d’eau, de m’indiquer qu’elle n’a plus faim, de me demander de l’aide ou encore de m’encourager à reprendre la lecture de son livre préféré. Comme parent, ce n’est que du bonheur.

Comme sociolinguiste, par contre, c’est plus compliqué. L’usage de la langue des signes pour bébés soulève de nombreux enjeux éthiques. Est-ce qu’il s’agit simplement d’un outil de communication parents-enfants, ou s’agit-il plutôt d’une appropriation culturelle des langues des signes?

La business des “baby sign language”

Il faut savoir que lorsqu’on se met à « googler » la chose, non seulement on trouve des dizaines de vidéos et exemples qui illustrent comment les parents utilisent les signes avec leur bébé, mais on y découvre aussi une formidable industrie de formation, de guides d’accompagnement et de produits dérivés. À Montréal et ailleurs au Québec, plusieurs centres communautaires, ressources familiales ou périnatales, ainsi que des entreprises privées offrent des formations aux parents, aux éducatrices en services de garde, aux professionnels de la santé et j’en passe.

On assiste à une véritable explosion de l’offre de services et de produits en lien avec la langue des signes pour bébés, ce qui fait de ce mode de communication une marchandise à la mode et certainement lucrative. D’ailleurs, on devrait dire « les langues des signes pour bébés », puisque les modèles varient d’un site à l’autre. Ils ont en commun une propension à vanter les mérites de l’usage des signes avec bébé – réduction des frustrations, développement du langage, développement de l’estime de soi, développement de l’attachement parental, etc. Ce faisant, l’industrie offre aux nouveaux parents une solution à deux de leurs plus grands défis : comprendre son enfant et favoriser son bon développement. Qui peut dire non à une telle offre?

C’est ainsi que sous les vocables « langue des signes de bébés », et « Baby Sign Language » dans le monde anglo-saxon, la langue des signes québécoise (LSQ) et l’American Sign Language (ASL) deviennent des produits de consommation pour parents dévoués et enfants entendants. Si certains sites font référence explicitement aux systèmes linguistiques qu’ils utilisent (ASL, LSQ), la plupart du temps il est difficile de trouver cette information, si ce n’est pas carrément passé sous silence. Les produits de promotions, les vidéos, les livres et les offres de formation suggèrent le plus souvent que les propriétaires des marques ont « inventé » une méthode pédagogique novatrice, inspirée de recherches obscures (et mal citées) qui en démontreraient les bienfaits.

Or, dans la liste de ces bienfaits, il n’est jamais question de la communication possible avec des locuteurs des langues des signes. De fait, la langue des signes pour bébés est une collection de mots signés au sens strict. Il n’est pas question de phrases, de discours, de conversation. Il n’est pas question non plus de tous les autres moyens de communication qui accompagnent les gestes de la main dans la communication par signes (expressions du visage, posture, mouvements des lèvres, etc.). On est loin de la complexité de la structure linguistique des langues des signes.

Il n’est jamais question non plus des aspects culturels, historiques, sociologiques des langues des signes et de leurs locuteurs, encore moins de leur positionnement en tant que langues et cultures minorisées, stigmatisées (Baker et Wright, 2017; Knoors, Tang et Marschark, 2014). En fait, la langue des signes pour bébés est utilisée comme un mode de communication « cool », qui a la cote auprès des parents, une sorte de langue « temporaire » en vue de favoriser le passage à la langue orale. Il ne s’agit donc pas de remettre en question le statut des langues et la primauté de la langue orale sur les langues des signes dans nos systèmes actuels. Le fait que de plus en plus de parents et d’enfants « signent » ne change rien au fait que les langues signées comme le LSQ ou le ASL sont largement invisibles et méconnues du grand public, y compris des familles qui utilisent les langues des signes pour bébés.

Une forme d’appropriation culturelle

La notion d’appropriation culturelle prise au sens le plus large pourrait se définir selon Young et Brunk (2009) comme le processus par lequel des membres d’un groupe adoptent, prennent ou s’emparent d’un trait, d’une connaissance, d’un artéfact, d’un art, etc. qui est issu d’un autre contexte culturel. Il faut cependant distinguer ce qui est considéré comme une appropriation culturelle du processus normal de contact, d’emprunts, d’échanges culturels et linguistiques entre les groupes, sans compter que toutes les cultures et les langues sont dynamiques et changeantes. La différence entre ces deux processus est d’ordre éthique ou moral : il y a appropriation culturelle lorsque cet échange se fait au détriment d’un groupe minoritaire ou stigmatisé. Par exemple, dans une lettre ouverte critiquant le projet SignAloud, Forshay, Winter et Bender (2016) considèrent que peut être qualifiée d’appropriation culturelle l’utilisation de symboles culturels d’un groupe marginalisé hors de leur contexte ou de manière altérée afin de répondre aux besoins et bénéficier aux membres du groupe majoritaire.

Dans ces conditions, il m’apparait qu’en tant que membre du groupe majoritaire, faire usage de la langue des signes pour bébés avec ma fille peut être considéré comme une forme d’appropriation culturelle des langues des signes. En effet, les signes, en tant qu’éléments de connaissance et en tant que symboles culturels, linguistiques, voire identitaires, sont tirés hors de leurs contextes d’origine, généralement sans même y faire référence, afin de répondre aux besoins de communication de parents et d’enfants entendants. Les signes sont modifiés et adaptés aux parents et aux enfants entendants afin d’en faciliter leur usage et leur adoption. Aussi, et c’est sans doute l’élément le plus crucial, une industrie des langues des signes de bébés se bâtit et engrange d’importants profits, sans que les locuteurs des langues LSQ ou ASL puissent en bénéficier, que ce soit au plan économique, sociologique, symbolique ou même linguistique. C’est pour ces raisons que j’estime que nous sommes bel et bien en face d’un processus d’appropriation culturelle et non d’un simple emprunt linguistique.

Entre parent et sociolinguiste, mon cœur balance

Que faire ? Arrêter de signer avec mon bébé ? Un usage éthique des signes pour bébés n’est-il pas possible ? Où tracer la ligne ? J’ai décidé de poursuivre l’usage des signes avec ma fille. Pour le faire de manière la plus éthique possible, j’ai opté pour quelques stratégies qui réconcilient en grande partie mon cœur de mère et mon âme de sociolinguiste.

Je refuse d’abord d’encourager l’industrie des signes pour bébés en évitant d’acheter les nombreux produits et services offerts. Je choisis plutôt les signes à partir d’un dictionnaire ASL en ligne et plus particulièrement leur section pour enfants. Ce dictionnaire montre des locuteurs de la langue ASL, il donne des exemples de phrases et explique des variations possibles. Ces signes sont authentiques et peuvent être utilisés en vue de communiquer avec des personnes sourdes ou malentendantes. Je ne maitrise pas la langue ASL, mais je compte poursuivre l’usage des signes même lorsqu’elle pourra communiquer efficacement à l’oral. Ainsi, si ma fille en avait un jour l’intérêt, elle pourrait utiliser son bagage de signes comme tremplin vers l’apprentissage de ce système linguistique complet. Les signes que nous utilisons feront partie de son répertoire linguistique au même titre que les mots que je lui apprends dans d’autres langues. Au fil du temps, j’espère qu’elle saura montrer du respect et de la curiosité pour les langues des signes, de même qu’une envie de mieux connaitre les personnes sourdes et malentendantes du Québec.

Références :

Baker, C. et Wright, W. E. (2017). Foundation of bilingual education and bilingualism. (6e éd.). Bristol, UK; Buffalo, NY; Toronto, ON: Multilingual Matters.

Forshay, L., Winter, K. et Bender, E. M. (2016, May 23). Open letter to University of Washington on SignAloud project [6]. Repéré à http://depts.washington.edu/asluw/SignAloud-openletter.pdf

Knoors, H., Tang, G. et Marschark, M. (2014). Bilingualism and bilingual deaf education: Time to take stock. Dans M. Marschark, G. Tang & H. Knoors (dir.), Bilingualism and Bilingual Deaf Education (p. 1-20). doi: 10.1093/acprof:oso/9780199371815.003.0001. Repéré à http://www.oxfordscholarship.com/view/10.1093/acprof:oso/9780199371815.001.0001/acprof-9780199371815.

Young, J. O. et Brunk, C. G. (2009). Introduction. Dans J. O. Young & C. G. Brunk (dir.), The ethics of cultural appropriation (p. 1-10). Chichester, UK: Blackwell Publishing Ltd.

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