Au-delà des notes : une exploration de l’évaluation alternative en enseignement des langues secondes (by Caroline Dault)

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J’entretiens un rapport conflictuel avec l’évaluation.

J’ai choisi d’offrir à mes enfants un milieu scolaire alternatif, qui propose un mode d’évaluation appréciative, continue et tripartite (parent, enfant, enseignant)[1]. En tant que parent, je crois qu’il est avant tout essentiel d’apprendre à reconnaitre ses propres forces et défis et à identifier les stratégies à mettre en œuvre pour favoriser son apprentissage. Cependant, je suis aussi chargée de cours de français langue seconde à l’université, un milieu où l’évaluation occupe une place prépondérante et où la note accordée à une personne étudiante peut avoir des conséquences déterminantes sur son avenir. Mais dans un monde en constante évolution, peut-on toujours considérer que les méthodes conventionnelles d’évaluation répondent aux besoins des personnes apprenantes, ou même des milieux éducatifs ?

Une approche sans notes… même à l’université ?

Le livre Ungrading dirigé par Susan Blum

La découverte de l’ouvrage Ungrading. Why Rating Students Undermines Learning (and What to Do Instead), dirigé par Susan D. Blum, à travers un club de lecture interuniversitaire et interdisciplinaire m’a permis de constater que mes préoccupations sont non seulement partagées par d’autres membres du corps enseignant universitaire, mais font également l’objet d’approches pédagogiques novatrices. Les personnes autrices soutiennent notamment que les notes pour un même cours/contenu sont inconsistantes d’une méthode d’évaluation à une autre, d’une personne enseignante à une autre, d’une pondération à une autre. Par ailleurs, elles ne fournissent pas forcément un portrait fiable des personnes étudiantes, puisqu’elles peuvent être influencées par de multiples facteurs comme les connaissances antérieures d’une personne sur un sujet, son stress, le niveau d’effort qu’elle est en mesure d’accorder à une matière qui s’intègre souvent dans un horaire étudiant chargé. De plus, l’importance accordée à la notation décourage la prise de risque et encourage la reproduction de tactiques sures ; d’une part chez les personnes étudiantes qui cherchent à correspondre aux attentes de ceux et celles qui les évaluent et, d’autre part, chez le personnel enseignant, qui, dans ce cadre institutionnel, n’a pas l’impression de pouvoir explorer en toute sécurité d’autres approches d’évaluation.

Dans ma discipline, la recherche sur le plurilinguisme a mené à une reconceptualisation de l’évaluation dans laquelle la mesure des compétences dans une langue cible laisse place à une évaluation créative (Puozzo Capron et Piccardo, 2011) observant la capacité des apprenants et apprenantes d’exploiter leur répertoire plurilingue et pluriculturel pour s’exprimer, pour interagir. Cependant, les approches qui sont prévalentes en évaluation des compétences langagières s’inscrivent plutôt dans une vision monolingue du monde (Baker et Hope, 2019; Shohamy, 2011) : dans les cours de français, on évalue les compétences en français ; et tout appel à la compétence plurilingue peut pénaliser la personne étudiante. Mettant en commun ces deux enjeux, je me suis demandé si une approche en mode ungrading pourrait à la fois permettre aux étudiants d’explorer leur répertoire linguistique dans l’ensemble du cours, même dans les activités de synthèse traditionnellement évaluées, tout en évitant les écueils liés à la notation.

Les personnes enseignantes peuvent explorer de nombreuses stratégies pour faire transiter leur enseignement d’une approche traditionnelle de notation vers une approche de ungrading, même au sein d’un établissement qui exige une note à la fin du cours. Parmi ces stratégies, on citera notamment l’utilisation de l’autoévaluation, de l’évaluation par les pairs, du portfolio, ou de grilles d’évaluation créées par les personnes étudiantes elles-mêmes. Aux lecteurs et lectrices s’intéressant à l’approche, je recommande vivement un détour par le site web de Jesse Stommel, qui signe également un chapitre de l’ouvrage dirigé par Blum ainsi que le blogue Unmaking the grade d’Émilie Pitts Donahoe.

Prête pas prête… j’y vais !

Mue par mes lectures et mes réflexions, j’avais vraiment envie de plonger et d’essayer cette approche alternative de l’évaluation.

Mais…

Mais comment mon idée serait-elle perçue par les instances universitaires ?

Mais comment serait l’engagement dans le cours ?

Mais les étudiants et étudiantes en profiteraient-ils pour s’attribuer des notes plus hautes que ce qu’ils « méritent » réellement ?

Mais cela aurait-il un impact sur la réputation de mes cours… et la mienne ?

J’ai fait part de mes espoirs et appréhensions à la directrice de mon département, qui m’a incitée à encadrer cette expérimentation par la recherche-action pédagogique — une recherche sur mes propres pratiques d’enseignement (Norton, 2019)— que je mettais déjà en œuvre dans le cadre doctoral. Il fut toutefois clarifié entre elle et moi que l’essai ne pourrait pas s’étendre hors de ce cadre, l’impact des notes n’étant pas à prendre à la légère.

L’approche que j’ai proposée, basée sur l’autoévaluation incluant de la réflexion métalinguistique et métacognitive, s’est déroulée sur deux trimestres, dans deux cours de français langue seconde de niveau intermédiaire. Dans chacun de ces cours, les étudiants et étudiantes ont consigné leurs travaux de synthèse de fin de module (dont les formes varient selon le cours) dans un portfolio et ils ont fait, à la suite de chacun de ces travaux, un retour sur :

  • les compétences acquises et celles nécessitant plus de travail ;
  • le contenu facile/difficile au sein d’un module et les activités qu’ils avaient jugées utiles pour maitriser ce contenu ;
  • les erreurs repérées et les moyens d’éviter de les refaire dans les travaux suivants ;
  • les stratégies mises en œuvre pour réaliser les travaux ;
  • leur engagement et leur participation tout au long du module.

Aucune forme de notation n’a été utilisée pendant le trimestre, les personnes étudiantes n’en ayant pas besoin pour savoir où se situaient leurs forces et leurs défis. Leur portfolio permettait d’ailleurs un aller-retour constant entre elles et moi ; leurs réflexions étaient alimentées par mes réponses et mes rétroactions. Dans ces réflexions, elles ont par ailleurs pu utiliser les langues de leur répertoire ou tisser des liens entre ces langues.

À la fin du cours, les étudiantes et étudiants ont produit un travail de synthèse final incluant des éléments de réflexion similaires à ceux de fin de module, auxquels s’est ajoutée une autoévaluation globale dans laquelle ils devaient faire un retour sur l’ensemble du cours pour s’attribuer une note et expliquer leur choix.

Des extraits des questions posées dans la réflexion finale

Le bilan

Dès que j’ai expliqué l’approche aux étudiants, au premier cours, j’ai senti poindre un mélange d’excitation, de curiosité et de peur. La plupart accueillaient à bras ouverts ce relâchement de la pression de performance que je leur offrais, mais doutaient de leur capacité à s’autoévaluer correctement. Et pourtant!

Dans l’ensemble, les étudiants et étudiantes se sont attribué des notes que je juge justes et honnêtes (la moyenne des deux cours a très légèrement descendu par rapport aux trimestres précédents !). Il était important pour moi de respecter la note qu’ils s’attribuaient dans les limites du raisonnable, mais j’ai malgré tout eu un désaccord avec deux personnes au sujet de leur notation. La situation s’est réglée rapidement après une brève conversation.

J’ai évidemment demandé aux groupes de me fournir de la rétroaction sur leur appréciation du processus de ungrading. Dans l’ensemble, beaucoup ont accueilli l’approche avec enthousiasme et ont trouvé qu’elle favorisait une atmosphère agréable et une motivation constante dans le cours. De nombreuses personnes mentionnent que l’approche les a encouragées à réfléchir sur leur propre progression et à prendre plus de responsabilités dans leur apprentissage, en plus d’apporter un soulagement du stress associé à l’évaluation traditionnelle. Une seule étudiante a exprimé une préférence pour une approche notée, car elle considère que la pression est bénéfique pour la motiver à réaliser ses travaux.

Pour ma part, j’ai aimé la liberté ressentie en donnant des rétroactions abondantes sur leurs travaux sans avoir la pression de chiffrer ces derniers, et j’ai senti que je les soutenais ainsi davantage dans le développement de leurs compétences pas à pas, tout au long du cours. J’aimais savoir qu’ils avaient droit à l’erreur, et que celles que je soulignais dans leurs travaux pouvaient mener à de nouveaux apprentissages, mais sans les pénaliser. Je n’ai d’ailleurs pas observé de différence dans la motivation globale des groupes ni leur rigueur dans le respect des échéanciers.

 Je me demande également si cette approche ne serait pas plus respectueuse des différentes cultures d’apprentissage dont sont issus mes étudiants, et qui peut affecter leur rapport aux formes d’évaluation proposées et au type de participation attendue en classe (Jin et Cortazzi, 2017). Les travaux que je propose s’inscrivent dans une perspective actionnelle et peuvent sortir de leur zone de confort les personnes étudiantes ayant évolué dans une approche basée sur les tests; la possibilité de s’attribuer leur propre note pourrait-elle les soulager de ce stress ?

Et maintenant ?

À la fin de cette expérimentation, il était attendu que je retourne à un processus plus traditionnel de notation. J’ai conservé une part d’autoévaluation pour le pourcentage du cours attribué à la participation ainsi que l’ensemble des activités réflexives, en leur attribuant une note sur la pertinence, cohérence et profondeur de la réflexion.

Cette incursion dans un univers sans notes a fait naitre chez moi confiance et questionnements.

Confiance… en la motivation intrinsèque ? J’ai trouvé émouvant de voir les étudiants et étudiantes, mus par un désir sincère d’apprendre, travailler fort pour atteindre les objectifs qu’ils s’étaient fixés.

Les questionnements, eux, sont multiples… Si mon expérimentation a été considérée comme acceptable par le milieu universitaire dans le cadre d’un projet de recherche, je demeure consciente qu’une approche en ungrading va à l’encontre du paradigme académique dans lequel j’accepte de m’insérer en enseignant à l’université.

À l’aube d’une époque où il devient de plus en plus difficile d’évaluer — l’IA générative étant au service des étudiants qui souhaitent davantage améliorer leur performance que leurs compétences — je me demande si cette approche pourrait constituer une des voies permettant au milieu universitaire de renouveler sa façon de voir l’évaluation. C’est d’ailleurs ce que défend Émilie Pitts Donahoe dans son billet de blogue (Un)Grading in the Age of AI. Si une telle approche comporte des limites évidentes (un étudiant qui s’inscrit à un cours uniquement pour les crédits trouvera toujours moyen de profiter du système), elle peut à tout le moins ouvrir la porte à un dialogue et une réflexion critique dans lesquels devront s’engager les personnes enseignantes, étudiantes, chercheuses ainsi que les décideurs et décideuses.


[1] Je suis parent cofondateur de l’École publique primaire alternative du Solstice (https://solstice.cssds.gouv.qc.ca/pedagogie/), membre du réseau REPAQ (https://repaq.org/)

Références

Baker, B. et Hope, A. (2019). Incorporating translanguaging in language assessment: the case of a test for university professors. Language Assessment Quarterly, 16(4‑5), 408‑425.

Jin, L. et Cortazzi, M. (2017). Practising cultures of learning in internationalising universities. Journal of Multilingual and Multicultural Development, 38(3), 237‑250. https://doi.org/10.1080/01434632.2015.1134548

Norton, L. (2019). Action research in teaching and learning : a practical guide to conducting pedagogical research in universities (2e éd.). Routledge, Taylor & Francis Group. http://search.ebscohost.com/login.aspx?direct=true&scope=site&db=nlebk&db=nlabk&AN=1926353

Puozzo Capron, I. et Piccardo, E. (2011, mai). Pour une évaluation créative en classe de langue. Colloque de l’Association de centres universitaires d’études françaises pour étrangers, Dijon, France.

Shohamy, E. (2011). Assessing multilingual competencies: Adopting construct valid assessment policies. Modern Language Journal, 95(3), 418‑429. https://doi.org/10.1111/j.1540-4781.2011.01210.x

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