Parlers romani et romani standard à l’école : tensions entre politique officielle et politique en classe

Marija Apostolović, Université Sorbonne Nouvelle, Paris

Résumé

La question du choix de la variété à enseigner se pose notamment dans le contexte minoritaire, comme c’est le cas pour la minorité rom en Serbie. L’enseignement exclusif du romani standard pourrait créer des tensions avec d’autres variétés. Dans le cadre d’une recherche sur l’enseignement/apprentissage du romani en Serbie, cet article propose un regard analytique sur le rapport des politiques linguistiques officielles en matière d’enseignement du romani et celles adoptées en classe. Il tente d’identifier la nature de ce rapport ainsi que les idéologies qui sous-tendent les choix linguistiques. L’article se base sur l’analyse des observations de classe de romani (vingt-quatre classes ont été observées) ainsi que des entretiens compréhensifs menés auprès d’élèves roms (dix entretiens de groupe), d’une enseignante de romani et du co-auteur des manuels et des programmes d’enseignement dans une école primaire en Serbie.

Mots clés : romani standard, parlers romani, politique linguistique, politiques de classe, tensions linguistiques.

Abstract

The question of which language variety to teach is critical in minority teaching contexts, as is the case with Romani in Serbia. The exclusive teaching of standard Romani might provoke tensions with other Romani varieties in class. In the context of a study on the learning and teaching of the Romani language in Serbia, this article offers an analytical look at the relation between the official language policy toward Romani teaching, and policies adopted in a Romani class. It then attempts to identify the nature of this relationship and to describe the ideologies underlying the language choices made. The article is based on analyses of observations in Romani classrooms (twenty-four classes were observed) and comprehensive interviews carried out with Romani pupils (ten group interviews), a Romani teacher and an author of textbooks and curriculum for Romani teaching in a primary school in Serbia.

Introduction

La communauté rom est, depuis 2002, officiellement reconnue comme minorité nationale en Serbie et peut, dès lors, bénéficier du droit à l’étude de la langue romani avec des éléments de culture nationale à l’école, dont l’objectif principal est le maintien et le développement identitaire. Il s’agit d’une matière destinée aux élèves roms, scolarisés en serbe ou dans une autre langue minoritaire, qui ont le romani comme langue maternelle. Le Conseil national de la minorité rom (désormais le CNMR) est désigné dans les textes officiels serbes comme un acteur important dans les politiques en matière d’enseignement du romani.

Or, son choix d’enseigner le romani standard à l’école soulève d’emblée la question du rapport aux parlers romani et de leur place à l’école, notamment dans le contexte d’une langue nouvellement standardisée. En effet, l’enseignement de la forme standard pourrait créer des tensions avec les parlers, surtout en milieu minoritaire (cf. Abouzaid, 2011, Boudreau & Perrot, 2005, Leblanc, 1987). Ainsi, Leblanc (1987) met au jour le problème de l’écart ressenti entre français vernaculaire et français de référence par les enfants acadiens. Abouzaid (2011), quant à elle, démontre un écart considérable entre tarifite (variété du berbère) et amazighe officielle (aussi appelé berbère standard) perçus par les enseignants et leurs élèves au Maroc. Dès lors, nous nous interrogeons sur le rapport entre romani standard et parlers romani à l’école en Serbie. Quelles sont les politiques adoptées en classe ? Quel est le rapport de ces dernières aux  politiques du CNMR ?

De nombreuses études interrogent le rapport entre politiques officielles et ressenti des enseignants et/ou des élèves ou pratiques effectives (cf. Abouzaid, 2011; Boudreau & Perrot, 2005; Martin, 2005). Pourtant, peu de recherches, à notre connaissance, articulent ces trois aspects. Cet article se propose d’apporter un éclairage sur le rapport de la politique du CNMR et celle en classe de romani, en portant une attention particulière à l’analyse de l’origine des choix opérés. Dans cette optique, nous nous attacherons d’abord à identifier les orientations des politiques du CNMR, notamment les idéologies qui sous-tendent le choix du romani standard. Nous nous pencherons ensuite sur la présentation de notre terrain de recherche et des outils méthodologiques mis en œuvre pour ensuite analyser les interactions en classe de romani et les discours, et ainsi identifier les politiques pratiquées et leur origine.

Mais d’abord, quelques précisions terminologiques et contextuelles s’imposent. Les parlers romani sont des variantes linguistiques minimales dans une communauté (Tillinger, 2013, p. 15-16) qui désignent les pratiques langagières effectives de la ville/du village, du groupe ou de la famille appartenant à la population rom. Le dialecte quant à lui représente une variété restreinte à une aire géographique (Gadet, 2007 : 172). En Serbie, les dialectes arli et gurbet sont les deux dialectes de romani les plus répandus. Quand nous nous référons à un dialecte, nous utilisons le terme “variété linguistique” afin d’éviter toute connotation négative attribuée à la notion de dialecte. À l’opposition des parlers romani, le romani standard représente la norme de référence résultant d’un processus de normalisation et de codification. Ce terme renvoie alors à la forme construite et légitime de romani dit standard en contexte serbe que les enseignants doivent apprendre dans le cadre de leur travail puisqu’ils parlent, de manière générale, une autre variété du romani. Lors de la formation (d’environ une semaine), ils apprennent les notions du romani standard qu’ils doivent ensuite enseigner à leur tour. À l’échelle mondiale, le romani standard international est en cours d’élaboration depuis les années 1990 dans l’objectif de permettre la cohésion et la compréhension mutuelle de tous les Roms dans le monde.

Dans le cadre de cette étude, nous considérons, dans la veine de travaux de Spolsky (2004, 2007) et de Bonacina-Pugh (2012), les pratiques linguistiques en classe comme politiques, dans le sens où elles constituent les patterns habituels (représentant un ensemble de choix grammaticaux, de sons, de mots – Spolsky, 2004, p. 9) qu’un individu choisit parmi les variétés qui constituent son répertoire linguistique (Spolsky, 2004, p. 5). Pour les désigner, nous empruntons la notion de politiques linguistiques pratiquées proposée par Bonacina-Pugh (2012).  Cette auteure soutient que la politique linguistique se construit dans les pratiques, et que les deux ne doivent pas forcément être distinctes (2012, p. 217). Transposée au terrain de l’école, cette notion désigne alors que les pratiques linguistiques privilégiées en classe constituent les politiques promulguées.

Les politiques linguistiques du Conseil national de la minorité rom : enseignement exclusif du romani standard

L’adoption de la Loi sur la protection des droits et des libertés des minorités nationales en 2002 1 jette les bases du cadre juridique au droit à l’étude de la langue romani avec des éléments de culture nationale en Serbie. Cette dernière doit assurer, entre autres, le maintien de l’identité et de la culture rom. Constitué en 2003, le CNMR est alors désigné comme acteur majeur dans la décision des politiques linguistiques (cf. Calvet, 1987) en matière d’enseignement du romani. Cette institution est responsable de l’élaboration des manuels, des plans et des programmes, mais aussi de toutes les activités assurant le bon déroulement de l’enseignement du romani (la formation des enseignants, l’animation des parents et des enfants pour l’étude de cette langue, etc.)2.

Pourtant, la condition primordiale pour l’introduction de cette matière à l’école était l’élaboration du romani standard (entretien avec Samir). Le CNMR a adopté la proposition de Ljuan Koko (2017, p. 191) en 2013 après des années de discussion à ce sujet. Le romani avec des éléments de culture nationale est officiellement introduit dans le système éducatif serbe en 2015-2016 alors que les manuels en romani standard sont publiés en 2018.

Or, le choix d’enseigner le romani standard remet en question la place des parlers romani à l’école. Afin de mieux comprendre les orientations politiques du CNMR, le rapport du romani standard et de ses parlers, nous analyserons les idéologies qui sous-tendent l’utilisation de la forme standard. Il est à noter que nous entendons par les idéologies « un système particulier d’idées, de valeurs, de croyances […] » (Pouillon, 1978 :7).

La standardisation du romani et les idéologies nationales

L’élaboration du standard, selon le groupe de travail responsable de sa standardisation dans les pays de l’ex-Yougoslavie (la Slovénie, la Croatie, la Bosnie-Herzégovine, le Monténégro, la Macédoine, le Kosovo et la Serbie) répond à deux objectifs : l’un communicatif (rendre la communication plus efficace) et l’autre symbolique (le romani comme symbole de l’identité nationale et de l’unité) (Djurić, 2012, p. 9). Le romani standard devrait assurer l’intercompréhension et l’efficacité de communication qui permettra ainsi l’unification de la population rom en créant un sentiment d’appartenance à la communauté imaginée (Anderson, 2002). 

Le romani est chargé de cet aspect symbolique qui se trouve dans de nombreux discours d’intelligentsia rom dont nous allons citer quelques passages. Le romani y apparaît comme pilier de la nation et de l’identité roms. Ainsi, il n’est pas étonnant que Djurić affirme que « […] la langue rromani est un élément essentiel de l’identité nationale » (2005, p. 86; pour la commodité de la lecture, dans cet article, nous utilisons la graphie “romani” qui est l’usage accepté en français. La graphie “rromani” est utilisée par les intellectuels roms car le romani distingue deux phonèmes “r”: l’un roulé bref qui s’écrit “r” et l’autre long qui s’écrit “rr”). De même, les auteurs de l’ouvrage Histoire de la langue romani. Guide pour les enseignants de langue romani avec des éléments de culture nationale attribuent au romani le symbole de force en tant que vecteur national :

La langue romani a conservé leur essence [des Roms], leur philosophie, leur religion, leur origine, leur histoire. Elle a conservé leur style et mode de vie ce qui les rend [des Roms] si authentiques. Seulement, le mot et rien d’autre. Quelle force cette langue avait-elle pour remplacer toutes les autres catégories fondamentales qui font d’une communauté, d’un groupe une nation. […] La langue est importante pour les Roms parce qu’elle permet la reconnaissance de leur identité » (Koko, Djurić et Courthiade, 2017, p. 6) [notre traduction] 3

La dimension patrimoniale du romani mise en exergue dans cet extrait est le fil conducteur dans la construction nationale des Roms qui transpire dans cette langue. En effet, pour le peuple rom étant sans territoire, religion commune et langue écrite depuis des siècles, le romani devient un aspect privilégié dans la construction et la promotion identitaire. 

En gardant à l’esprit ce fort symbolique dont le romani est porteur, il va sans dire que le retour du romani à ses origines est la clé pour l’élaboration de la forme standardisée (Samir, Journal de terrain, octobre 2019). Il s’agit donc de rendre l’authenticité d’autrefois à cette langue. Cette démarche veut mettre un terme à l’influence des langues environnantes qui pèse lourdement sur les variétés romani. En effet, ces dernières regorgent des emprunts et des influences du serbe et du turc en raison de leurs contacts dans le passé.  Pour se libérer de ces traces, il est indispensable, d’une part, de remplacer les emprunts par les mots roms d’une des variétés, ou par ceux d’origine indienne (entretien avec Samir). D’autre part, il est nécessaire de revenir à la prononciation « authentique » à savoir « à l’indienne » (Journal de terrain, octobre 2019). Cette politique de purification linguistique mise en œuvre dans l’élaboration du romani standard est limpide dans l’extrait d’entretien suivant :

Samir : […] si je dis quelque chose de faux / mon dialecte a beaucoup de mots turcs / beaucoup de mots turcs / ici il y a beaucoup de mots serbes puis vous nettoyez tout ça / moi / quand j’ai remis des manuels à l’Institut pédagogique de Voïvodine / celui qui était chargé de la question de la minorité rom / il n’a pas analysé la pédagogie / la didactique / la psychologie des manuels / mais il me demande des mots inconnus / Je lui dis: « Bon / comment vas-tu dire « la nature » ? » (il écrit le mot sur le papier) / elle (personne chargée de la question de la minorité rom) est restée bouche bée / « Dis-moi / comment vas-tu dire « la plante » ? » (il écrit le mot sur le papier) / elle est restée bouche bée / « Dis-moi / comment vas-tu dire « le ciel » ? » (il écrit le mot sur le papier) « VAS-Y / DIS-moi / je vais noter / alors / est-ce que c’est logique de prendre le mot indien ou pas / dis-moi ? est-ce que tu veux qu’on mette pour « la nature » la nature (le mot en serbe) et que tout le monde se moque de nous ? » vous comprenez ? mais c’est / la langue est un processus.

Ce pan de discours met en lumière cette aspiration à la langue authentique, à un romani pur. Tout ce qui n’entre pas dans cette catégorie doit être écarté, rejeté, car il est faux. Devons-nous alors comprendre, en filigrane, que les parlers romani ne sont pas légitimes ?

En analysant le lien étroit entre l’élaboration de la langue unifiée et l’identité nationale des Kurdes, Clémence Scalbert Yücel (2006, p. 267) avance que le travail sur le lexique sous forme d’épuration linguistique est :

un des points essentiels (bien que hautement symbolique) de la langue en ce qu’elle a de relatif à l’identité et à la définition de soi. L’étymologie, l’origine du mot, prend un poids considérable dans les représentations kurdes et le mot “étranger” est alors chassé comme un occupant.

Clémence Scalbert Yücel nous laisse entendre ici que la démarche de purification linguistique est intimement liée à la construction de l’identité nationale, et qu’elle relève par ailleurs des idéologies nationalistes. Dans cette perspective, les parlers qui, depuis des siècles, sont en contact avec des langues environnantes ont quelle place? Quel est le rapport entre les parlers et le romani standard à l’école ? Est-ce qu’ils sont mutuellement exclusifs ?

Le romani standard, l’idéologie du standard et l’école

La standardisation est un processus visant l’élaboration d’une variété linguistique homogénéisée et normative. Comme le remarque Rebourcet (2008, p. 110), le principe unificateur inhérent à ce processus discrimine toute autre variante lexicale, grammaticale ou phonologique car elle est considérée comme une déviance, une erreur d’usage. Il s’agit ici de l’idéologie du standard « qui valorise l’uniformité comme état idéal pour une langue, dont l’écrit serait la forme parachevée » (Gadet, 2007, p. 27). Le propos de notre interlocuteur est éclairant quant à cette hégémonie du romani standard sur les variantes et du romani standard comme idéal à atteindre.

Samir : Comme c’est en serbe / vous n’allez alors pas permettre que les enfants parlent le parler de Vranje [il est à noter que le parler de Vranje appartient à la région dialectale de Prizren et du Timok; ne faisant pas la base de la langue standard, il est souvent perçu comme « incorrect »]/ n’est-ce pas ? vous allez leur demander de parler la langue standard / S’IL [l’enfant] dit / quand il vient à l’école / « VA » (il note ce mot sur le papier) ou dit (il note ce mot sur le papier) « VAS » et vous dites en fait que c’est « VAST » qui est correct (il note ce mot sur le papier) / il doit apprendre que c’est VAST (il note ce mot sur le papier) / S’IL dit « OJI » (il note ce mot sur le papier) ou ils [les enfants] disent « VOJ » (il note ce mot sur le papier) / tu dis que c’est « VOJ » qui est correct (il note ce mot sur le papier) / il doit alors le corriger / c’est donc le standard […]

En mettant en perspective des exemples issus des parlers romani (va, vas, vast ; oji, voj ; čher, kjer, ćhje) et du romani standard (vast, voj, kher; [vast – la main ; voj – elle ; kher – une maison]), notre interlocuteur met alors en avant le principe discriminatoire des variantes. L’emploie du verbe modal « devoir » renvoie ici à deux acteurs : aux enseignants et aux enfants. D’une part, les enseignants de romani sont considérés comme référents du romani standard et leur l’obligation est d’enseigner aux élèves la langue correcte tout en corrigeant leur parler. D’autre part, les élèves doivent s’approprier des règles de la forme standardisée. L’école est alors un lieu privilégié pour la diffusion et la valorisation d’un mieux dire, de la norme de référence, tout en stigmatisant les parlers. Selon notre interlocuteur, la visée du standard, c’est de corriger la manière de parler des élèves pour se conformer à la norme, à ce qui est « correct ». L’idéal à atteindre, c’est alors le romani standard. 

À la lumière des informations avancées précédemment, nous pouvons constater que le CNMR privilégie l’enseignement du romani standard tout en rejetant ou dévalorisant les parlers romani. Or, comment ce choix se manifeste-t-il à l’école ? Afin de répondre à cette question, nous allons tout d’abord présenter notre corpus et notre terrain de recherche pour analyser ensuite les politiques pratiquées en classe et les tensions qui en découlent. 

Présentation du corpus et du terrain de recherche

Notre recherche s’inscrit dans un paradigme compréhensif des phénomènes où nous cherchons à comprendre les enjeux, les tensions et les effets pervers autour de l’enseignement/apprentissage du romani dans les écoles primaires en Serbie. En Serbie, l’école primaire dure 8 ans, de la 1ère à la 8e classe.

Choix de l’école

Notre étude se base principalement sur l’enquête menée dans une école primaire au nord-est de la Serbie en 2018 et notamment en 2019. Le choix de cet établissement résulte d’une stabilité relative de l’enseignement du romani qui y figure. En effet, lors de notre enquête en 2018, nous avons pu qualifier notre terrain de sensible (Bouillon, Fresia et Taillo, 2005). Cette sensibilité est, en partie, due à l’aspect fragile et instable de l’enseignement du romani dans les écoles primaires. 

L’école en question est une des rares en Serbie centrale qui assure l’enseignement de cette langue à un grand nombre d’élèves roms (environ 170 des 500 élèves ont opté pour cette matière) et ce, de manière continue depuis 2014. Lors de notre enquête, huit groupes d’élèves, de la 1ère à la 6e classe, suivaient l’enseignement de cette matière à raison d’une heure et demie (deux cours) par semaine. Il est important de souligner qu’une seule enseignante est responsable des cours de romani dans cette école.  

La co-construction des données et les choix méthodologiques

Notre enquête s’inscrit dans une démarche ethnographique qui s’est déroulée en deux étapes. Tout d’abord, nous avons effectué des observations de classe sous forme d’observation participante afin d’étudier à travers les interactions en classe le rapport entre le romani standard et les parlers romani des enfants. À cet effet, nous avons observé au total vingt-quatre cours auprès des élèves de la 1ère à la 4e classe 4 (en 2018 et 2019). Il est nécessaire d’indiquer que les séances observées en 2018 ne sont pas enregistrées, car il s’agit d’une population sensible, tel que l’a souligné la directrice de l’école. 

La deuxième étape a consisté en la réalisation de dix entretiens compréhensifs (Kaufmann, 1996, Ramos, 2015) de groupe auprès d’élèves de 8 à 10 ans d’une durée d’environ 30-40 minutes. Nous avons réalisé cinq entretiens de groupe avec les élèves de la 2e classe et cinq entretiens de groupes avec les élèves de la 4e classe. Chaque groupe était constitué de deux à quatre élèves. Il est important d’indiquer que l’élaboration des dessins réflexifs a précédé les entretiens. Pour le propos de cet article, nous n’avons pas analysé les dessins réflexifs. 

Nous nous sommes penchés sur le ressenti des élèves en cours de romani ainsi qu’à leurs représentations du romani enseigné.  De plus, nous avons réalisé cinq entretiens individuels d’une durée de 30 minutes à 1h15 avec les professeures des écoles, l’enseignante de romani et le coauteur des manuels et des programmes d’enseignement. Les entretiens ont principalement eu lieu à l’école à l’exception de l’entretien avec le coauteur des manuels qui s’est tenu dans un café. L’objectif de cette étape d’enquête était d’obtenir et de croiser les représentations des différents acteurs éducatifs sur l’enseignement/apprentissage du romani à l’école. Cet éclectisme d’outils méthodologiques ainsi qu’une diversification des interlocuteurs nous permettent en effet « de mieux tenir compte des multiples registres et stratification du réel social que le chercheur veut investiguer » (Olivier de Sardan, 2012, p. 72).  

Pour le propos de cet article, notre analyse s’appuie sur les observations de classe effectuées en 2018 et 2019, et des entretiens réalisés auprès d’élèves, d’une enseignante de romani et de l’un des auteurs des manuels, des plans et des programmes d’enseignement du romani. Enfin, nous avons mené les entretiens en serbe et avons traduit les extraits en français pour corroborer notre analyse des exemples les plus significatifs.

Tensions entre romani standard et parlers romani en classe

Avant de nous pencher sur l’analyse de notre corpus, nous allons tout d’abord exposer la situation sociolinguistique particulière de l’école afin de mieux comprendre le contexte de classe de romani. 

Les élèves roms sont scolarisés en serbe, mais ils parlent, de manière générale, le romani avec leur  famille (leur langue première). Ils viennent du Kosovo – qui  reste toujours une région autonome pour la Serbie qui a contesté son indépendance en 2008 – ou du sud de la Serbie. Leurs parlers appartiennent à la variété arli. Pourtant, la première langue de l’enseignante d’origine rom est le serbe. Puisque sa famille appartient à la communauté gurbet,  elle comprend également cette variété du romani. Elle a aussi appris le romani standard lors de la formation obligatoire des enseignants en romani et en travaillant auprès des enfants à l’école, elle a pu apprendre des notions d’arli. En général, elle parle serbe en classe et ce, pour deux raisons. D’une part, elle ne se sent pas assez compétente pour mener une longue conversation en romani. D’autre part, elle considère qu’il faudrait parler davantage en serbe, car les enfants roms ne maîtrisent pas bien cette langue. Compte tenu de la complexité du terrain et de la situation linguistique en classe, et aussi par faute de place dans cet article, nous allons nous focaliser uniquement dans ces extraits sur la politique pratiquée à l’égard du romani standard et des parlers romani. 

Politiques pratiquées en classe : vers l’exclusion du romani standard

Il s’agit ici d’un cours avec les élèves de 4e classe. Danijela, enseignante de romani, discute de l’automne avec les élèves sans aucun support pédagogique. Pour des raisons d’anonymat, tous les prénoms ont été modifiés.

Au début du cours, le dialogue entre Danijela et quelques élèves a attiré notre attention. Dans l’extrait, les énoncés en romani sont en gras et les énoncés en serbes sont en romain. La traduction en français se trouve entre guillemets (< >). En Serbie, les deux alphabets sont en usage : l’alphabet cyrillique et l’alphabet latin. L’alphabet cyrillique est officiel, mais l’alphabet du romani standard est le latin. Pourtant, l’enseignante utilise les deux alphabets en romani – cyrillique et latin, qui selon elle, est une approche plus pédagogique. Puisque les enfants roms ne maîtrisent pas bien l’écriture en serbe, notamment l’alphabet cyrillique, l’enseignante de romani écrit en alphabet cyrillique pour que les enfants apprennent bien les lettres.

Danijela: Šta pada? <Qu’est-ce qu’il tombe ?>

Elizabeta: sneg <de la neige>

Danijela: u jesen nam nikako ne pada sneg, nego? <en automne il ne tombe pas du tout de neige, mais ?>

Leontina : nego boršim <mais la pluie>

Danijela : KIŠA. Boršim se kaže? <PLUIE. On dit « boršim » ?>  

Les enfants : Da ! <Oui !>

Danijela : (en s’adressant au chercheur) Vidiš, oni kažu kiša « boršim », a mi kažemo « bršano ». A duva vetar ? <Tu vois, pour la pluie, ils disent « boršim » et nous, on dit « bršano ».  Et il y a du vent ?>

Les enfants : Balval <le vent>

Anabela rajoute : Pudela balval  <il y a du vent>

L’enseignante note au tableau (en alphabet cyrillique) : Перела боршим, пурдела балвал. (en alphabet latin : « Perela boršim, purdela balval ».) <Il pleut, il y a du vent.>

Dans cet extrait, l’enseignante initie une discussion sur le temps en automne. Le serbe est utilisé comme médium de l’interaction en classe, c’est-à-dire, le code linguistique auquel les participants de classe recourent (Bonacina-Pugh, 2012, p. 222). Toutefois, à la question de l’enseignante, les élèves répondent spontanément, soit en serbe, soit en romani. Aucune langue n’est ni déviante ni sanctionnée. Au contraire, le romani répond plutôt à des fins fonctionnelles. Autrement dit, les élèves ne recourent qu’à leur parler pour répondre à une question précise de vocabulaire. Quand l’enseignante ne connaît pas la variante lexicale dans le parler des élèves (ex. boršim), elle considère ces derniers comme détenteurs de leur parler et accepte leur manière de s’exprimer. Pourtant, il est intéressant de constater que Danijela met en perspective deux variantes du mot « pluie » – boršim et  bršano – en recourant à un commentaire adressé uniquement à la chercheure tout en excluant les enfants. Elle ne s’attarde pas non plus sur les différentes façons de dire le terme en romani standard qui figure dans les manuels, soit « brišind ». 

Lorsque Danijela pose implicitement la question « Comment on dit ‛Il y a du vent’ en romani? », elle cherche une réponse en parler romani. Le fait qu’elle ne commente pas la production des élèves nous laisse penser qu’elle la valide. C’est notamment en inscrivant au tableau la phrase  « Perela boršim, purdela balval. » que l’enseignante manifeste explicitement son choix linguistique. En reprenant le mot « boršim », nous pouvons constater que son choix s’inscrit dans les parlers romani. Cette enseignante n’indique nulle part ni le terme en romani standard ni dans une autre variété. Pourrions-nous alors parler de l’exclusion tacite de la forme standardisée et de la légitimation de l’usage des élèves ? Pourtant, la seconde partie de la phrase « purdela balval » n’est pas tout à fait conforme à la proposition d’Anabela « pudela balval ». Sans expliquer pourquoi le verbe « purdela » figure au tableau, l’enseignante continue la discussion sur l’automne. Toutefois, ce petit écart entre la forme orale et écrite va démontrer la tension existante entre romani standard et parlers romani. Penchons-nous alors sur l’extrait suivant qui nous permettra de mieux comprendre cette tension à l’œuvre. 

À la suite d’une discussion sur les animaux, les légumes et les fruits en automne, Leontina, une élève, revient à la phrase figurant au tableau « Perela boršim, purdela balval. » et commente : 

Leontina: « akaval » <kamaraj ?> « purdela » pisine, samo dodaje « r », « purdela/PUDELA » <ce <?> est écrit « purdela », le « r » est juste ajouté, « purdela /PUDELA »

Elizabeta: « PUDELA BALVAL »

Danijela : Da, ali ovako se pravilno piše. Ovako se piše pravilno. <Oui, mais c’est comme ça qu’on écrit correctement. C’est comme ça qu’on écrit correctement.>

Anabela : kod nas se <CHEZ nous>

Danijela : Vi KAŽETE « Pudela balval », a mi kažemo « PURDELA » <Vous DITES, vous DITES « Pudela balval » et nous, on DIT « PURDELA »>

Anabela : kod nas se <chez NOUS}>

Danijela: Nije MI, NEGO TO tako u romskom jeziku. <Pas NOUS, mais c’est comme ça en romani>

Les filles parlent en cœur <?>

Danijela : PA vi NAPIšite kako vi kažete » <Et vous ECRivez comme vous dites>

Anabela : E tako ! (zadovoljno)} <Ouiiii ! (le contentement de la fille)>

Elizabeta : pudela balval <il y a du vent>

Danijela : Dobro, to jedno slovo manje-više <BON, c’est plus ou moins une lettre>

Elizabeta : Da! <Oui !>

Cet épisode interactionnel est très intéressant, car il met en œuvre une confrontation explicite du romani de l’école et des élèves. En effet, en se référant à son usage du romani, Leontina corrige l’enseignante qui a ajouté une lettre dans le mot « purdela ». De son côté, l’enseignante justifie « son erreur » en se référant à la norme standard et en y insistant plusieurs fois. Danijela désigne donc leur usage comme déviant. Toutefois, Anabela insiste sur leur variante, ce qui amène l’enseignante à expliquer son choix de nouveau – les élèves disent ce verbe d’une façon, mais en romani on utilise une forme légèrement différente. Ainsi, l’enseignante se réfère clairement au romani standard et marque une nette frontière entre l’usage des élèves et la forme correcte. Malgré cet éclaircissement, les élèves ignorent la correction de l’enseignante et mettent en évidence un rapport conflictuel entre ces deux formes. Tiraillée entre le romani de référence qu’elle doit enseigner et la pratique des enfants, l’enseignante finit par valider leur parler en leur laissant le choix d’écrire « pudela » sous cette forme. Nous pourrions dès lors comprendre cette pratique comme un compromis entre la norme scolaire – la politique officielle – et la norme des élèves – politique pratiquée. L’enseignante n’a pas corrigé le verbe qu’elle a écrit au tableau, ce qui montre sa volonté de transmettre la norme légitime en laissant une trace symbolique au tableau. En revanche, les élèves ont pu inscrire leur mot d’usage dans leurs cahiers. À la fin de cet extrait, les enfants semblent heureux de cette suggestion, ce qui démontre clairement l’importance qu’ils attachent à leur propre usage de même que la résistance et la non-acceptation de la variété proposée par l’enseignante. Il s’agit d’une sorte de victoire symbolique des pratiques linguistiques sur les politiques du CNMR. 

Observons maintenant un dialogue court sur les fruits et les légumes en automne.

Danijela : […] IMAMO još neke plodove u jesen, neko voće i povrće. Koje voće jedemo kada je jesen? <Nous avons encore quelques fruits en automne, certains fruits et légumes. Quels fruits mange-t-on en automne ?>

Anabela : drakha <des raisins>

Elizabeta : drakha, phabaja <des raisins, des pommes>

Leontina : kruške <des poires>

Elizabeta : kruške <des poires>

Danijela : bravo, to ćemo da i napišemo <Bravo, on va l’écrire>

Dans cet extrait, les élèves énumèrent les fruits dans leur parler: drakha, phabaja, kruške. L’enseignante les félicite et accueillit avec bienveillance leurs mots. Il importe de noter que le terme « kruške » est un emprunt serbe que les élèves utilisent dans leur parler. L’attitude de l’enseignante ne consiste pas à les corriger ou à leur fournir l’équivalent en romani standard (kruške → ambrola). Au contraire, elle accepte leur usage et les complimente, ce qui montre que le contenu de leur réponse prime sur la forme. Autrement dit, les connaissances des élèves sont plus importantes que le choix de langue ou de variété pour les exprimer. 

De même, nous pouvons remarquer le même phénomène dans une classe avec les élèves en 2e classe. 

Danijela dit aux élèves d’ouvrir leurs cahiers à la page où se trouve la première leçon. 

Danijela : Šta je ovde ? <Qu’est-ce qu’on a ici ?>

Elle montre et dit : na prvoj strani je selo. Kako vi kažete « selo » ? <sur la première page, c’est la campagne. Comment vous dites « la campagne » ?>

Les enfants : gav <la campagne>

Danijela: A ovo je grad. Kako kažete grad ? <Et ça, c’est la ville. Comment vous dites la ville ?>

Les enfants: Grado <la ville>

Danijela : Ovde je diz. Šta ima sve u selu? <Ici, c’est « diz » Qu’est-ce qu’il y a à la campagne ?>

Il est intéressant de remarquer que l’enseignante pose, de manière récurrente, la même question : « Comment dites-vous… ? ». Ce faisant, elle mobilise explicitement les parlers des élèves en classe, ce qui lui permet aussi de mettre en perspective leur usage avec le vocabulaire qui figure dans le manuel. Dès qu’il y a une autre façon de dire, en l’occurrence les mots « grado » et « diz » qui désignent la ville, Danijela attire l’attention des élèves sur ce fait. Pourtant, l’enseignante ne fournit pas d’explication étoffée et poursuit ensuite la discussion. Or, c’est au moment d’inscrire le vocabulaire de la leçon au tableau que nous pouvons observer son choix et son attitude envers les parlers des enfants et le romani standard. Elle y note les mots « gav (selo) » et « grado (grad) » en ajoutant entre parenthèses la signification en serbe. Comme nous pouvons le constater, c’est le mot « grado » que les enfants utilisent, et non pas « diz », qui figure au tableau. Cet acte est assez significatif, comme pour les extraits ci-dessus, dans le sens où le tableau, dans sa dimension symbolique, est considéré comme « producteur de valeur » (Nonnon, 2000, p. 91). Autrement dit, les énoncés inscrits au tableau se dotent d’une légitimité, car il s’agit de ce qui est jugé comme le plus important par l’enseignant et ce que les enfants peuvent mémoriser. Toutefois, cette légitimité ne renvoie pas seulement à l’aspect de l’apprentissage à parler proprement, mais aussi à la place et au rapport des variétés en classe. Le mot en romani standard qui n’est enseigné qu’à un niveau purement informatif à l’oral n’est pas susceptible d’être retenu et de faire l’objet d’un stockage (ou mémorisation) car, comme le remarque Nonnon (2000, p. 91), « l’oral, [étant] fugace et insaisissable […] semble ne rien produire ». D’autre part, il met en lumière la politique de l’enseignante qui consiste à marginaliser, voire exclure la forme standard, à savoir, la politique du CNMR.

Vers l’origine des tensions en classe

Comme nous l’avons vu, la politique de l’enseignante consiste à favoriser les parlers romani tout en marginalisant le romani standard. Dès lors, nous pourrions qualifier sa politique d’adaptative. Or, notre intention n’est pas seulement de mettre en lumière l’écart existant entre les politiques officielles et de classe, mais aussi de comprendre leur origine. Le conflit de ces deux formes de romani et les pratiques de l’enseignante ne peuvent être compris que si nous recourons à l’analyse du discours des élèves et de l’enseignante.

La non identification au romani de l’école

La standardisation est un processus qui vise à construire une variété linguistique qui est unifiée et normative. Il s’agit d’une homogénéisation des pratiques langagières qui s’effectue en fixant des règles et des invariants linguistiques via un appareil prescriptif – écrits académiques, dictionnaires, grammaires, manuels scolaires, etc. À cette forme standardisée dite norme prescriptive, s’oppose la norme d’usage qui provient des locuteurs. Ainsi, Siouffi pointe un écart entre la compétence des locuteurs, norme d’usage, et la norme de référence (2007, p. VIII). Dans le même esprit, Aléong, attire notre attention sur l’existence de possibles écarts considérables entre la langue enseignée, qu’il appelle la langue scolaire ou l’enseignement de bon usage, et la langue maternelle des enfants en parlant du paradoxe de la dénomination de « langue maternelle » enseignée à l’école (1983, p. 270).

Lors d’une séance où Danijela, enseignante de romani, a regroupé les élèves de 2e et quelques élèves de 6e classe, elle donne la tâche suivante à ces derniers. Il s’agit de recopier le poème « Amari čhib » (« Notre langue ») d’un magazine en romani, puis de le traduire en serbe. Si un mot leur est étranger, Danijela propose de leur fournir la traduction. Almir observe le poème et s’adresse à l’enseignante : « Qu’est-ce que c’est Madame ? Ce n’est pas le romani ! ». En recopiant ensuite le poème, il constate à haute voix : « Ce n’est pas notre langue ». Enfin, c’est l’enseignante qui fait la traduction. Almir se rend finalement compte que « Ce n’est pas comme nos mots ». Pourtant, cette perception du romani standard n’est pas isolée. Dans les entretiens collectifs que nous avons menés auprès d’élèves, ils expriment clairement et de manière récurrente, une frontière entre leur langue et la langue de l’enseignante, à savoir celle de l’école. Pour illustrer, il suffit de mobiliser l’extrait suivant :

Chercheure : D’accord / Et Elizabeta / qu’est-ce que tu dirais / quelle est ta langue ?

Elizabeta: romani

Chercheure : et la langue que tu apprends chez l’enseignante ?

Elizabeta: non (de manière sec)

Chercheure : et pourquoi ce n’est pas ta langue ?

Elizabeta: parce que mes mots sont MES MOTS / et ce mot (en romani de l’école) ce n’est pas mon mot

Chercheure : ce ne sont pas tes mots

Elizabeta: si / quand elle parle romani / nous on ne la comprend pas

La fracture entre la forme standardisée et les parlers se traduit donc ici par la non-identification des enfants au romani de l’école. Comme le remarque Abouzaid dans le contexte marocain, un sentiment d’extranéité s’installe chez les enfants (2011, p. 224). Nous pourrions alors nous demander si ce ressenti aurait un impact sur l’attitude des enfants à l’égard de l’apprentissage du romani de l’école. La réponse est à chercher dans le propos de l’enseignante de romani qui est particulièrement révélateur à ce sujet :

Et par exemple quand on fait les jours de la semaine / on a appris à la formation que tous les jours / de lundi à dimanche / se disent d’une autre façon (qu’il existe un mot spécifique en romani) / pourtant / ils ne l’acceptent pas / ils le disent de même façon comme en serbe / de lundi à dimanche / ils ne disent que lundi « kurko » / pareil

Chercheure : pourquoi ils se rebellent ? Est-ce que tu peux me dire ?

Danijela : parce qu’ils disent « Madame / ce n’est pas NOTRE langue / nous / on ne parle pas comme ça »

L’étrangeté ressentie n’aboutit pas seulement à la non-identification au romani de l’école, mais aussi à son refus. Il est toutefois intéressant de remarquer que Courthiade (1995, p. 23), en se référant au romani standard, avance que sa pratique doit engendrer le sentiment de cohésion et de l’affection pour la langue maternelle et l’identité. Même si Courthiade parle ici du romani standard international, les familles ne se reconnaissent pas dans le romani standardisé au niveau national, c’est-à-dire en Serbie. Toutefois, la question est de savoir comment l’enseignante de romani se positionne face à une telle attitude de la part des enfants.

Adaptation au romani des enfants : vers la survie de la classe de romani

La perception et les réactions des enfants en classe sont loin d’être sans impact sur les pratiques de l’enseignante de romani. Cette dernière a recours à la politique d’adaptation aux parlers des élèves et ce, pour plusieurs raisons. Attardons-nous un instant sur le propos de Danijela pour comprendre sa décision.

[…] quand il y a quelque chose en gurbet / je leur traduis en leur parler ou je leur demande « comment dites-vous ? » et je m’adapte alors à eux / pour qu’ils comprennent ce que l’on fait / car si je faisais comme je le pense et comme on a appris lors de ce séminaire / les élèves ne comprendraient alors rien et alors ils ne s’inscriraient peut-être pas en romani, car leurs parents diraient « qu’est-ce que vous apprenez là-bas ? c’est pourquoi je dois les consulter / comme je l’ai déjà dit / m’adapter au dialecte qu’ils parlent [il est important de souligner ici que l’enseignante se réfère au dialecte gurbet parce qu’elle considère que le romani n’est pas standardisé et qu’à l’école, c’est ce dialecte qui est enseigné; pourtant, lors de la formation des enseignants de romani, les candidats ont appris, et ont passé un examen sur la connaissance du romani standard (information tirée de l’entretien avec Samir)]

Ce pan de discours est très intéressant, car il met en lumière une autre facette de la problématique du romani standard et de ses parlers. En effet, son choix de privilégier les parlers des élèves ne relève pas seulement de la dimension pédagogique, mais d’un souci de compréhension et de familiarité quant au contenu proposé en classe. Il s’agit aussi de susciter l’intérêt des enfants et des parents pour l’enseignement de cette langue. L’écart perçu entre romani standard et ses parlers par les familles et les enfants roms pourrait entraîner le désintérêt de ces derniers pour la matière « romani avec des éléments de culture nationale ». Par ailleurs, le menace de la stabilité de cette dernière aurait un impact direct sur la stabilité de l’emploi de l’enseignante de romani. Le statut du romani avec des éléments de culture national étant facultatif et optionnel nécessite un vif intérêt de la population rom pour assurer sa pérénnité. Pourtant, Danijela a recours à la politique d’adaptation aux parlers qui exclut le romani standard non seulement parce que les parents et les enfants ne se reconnaissent pas dans le romani de l’école, mais aussi parce que son effectif de cours pourrait être en jeu. L’extrait ci-dessous est encore plus limpide à ce sujet : 

Chercheure : oui oui / qu’est-ce qu’ils pensent de ce dialecte ? disons / qu’est-ce qu’ils pensent de la langue qui est enseignée à l’école / les parents ?

Danijela : BEN ILS pensent que ce n’est pas le romani… ILS pensent que ce n’est pas le romani / ILS PENSENT / je ne sais pas / ils disent « ce n’est pas le romani / tu ne les apprends pas comme il faut… » et voilà}

Chercheure : oui oui

Danijela : c’est pourquoi j’adapte tout pour eux (les enfants) et par exemple quand on travaille sur les noms / je leur dis en serbe / ils me traduisent en romani / et j’écris comme ils disent / car par exemple « un verre » on dit « taxtaj » (en romani standard) / et eux ils disent « čaša » (comme en serbe)

Le sentiment de l’extranéité des parents et des enfants roms envers le romani de l’école, le refus des enfants de la langue standard, et la crainte d’une perte d’emploi définissent la politique pratiquée de l’enseignante en classe de romani en faveur des parlers romani.

Conclusion

Dans cet article, nous avons tenté d’identifier le rapport entre les politiques du CNMR et celles pratiquées en classe en se focalisant notamment sur l’analyse des interactions et des discours des élèves et de l’enseignante de romani dans une école primaire en Serbie. Cette approche nous a permis de relever des tensions existantes entre les politiques du CNMR et celles pratiquées en classe. En effet, le choix d’enseignement exclusif du romani standard du CNMR est modelé par  les idéologies nationalistes et de ce que le  standard devrait être. En revanche, l’enseignante de romani adopte la politique d’adaptation aux parlers des enfants tout en marginalisant le romani standard. Son attitude est influencée non seulement par la non identification des parents et des enfants au romani de l’école et le refus des enfants à l’employer, mais aussi par la crainte de l’enseignante de perdre son emploi. 

Cette étude de terrain suggère que la résistance des parents et des enfants roms à la politique linguistique du CNMR en matière d’éducation requiert plus d’attention par le biais de recherches approfondies qui se penchent sur leur réalité en tant qu’usagers de la langue. En effet, comme le remarque Glyn Lewis (cité par Baker, 2006, p. 211), il s’avère indispensable de connaître le ressenti de la population rom face à la forme standard pour la formulation et le succès de la politique linguistique. Puisque notre recherche se focalise sur une étude de cas, nous ne sommes pas en mesure de généraliser le rapport de la politique du CNMR et des pratiques d’enseignement dans les écoles primaires en Serbie. Il sera alors nécessaire de mener une enquête plus approfondie dans d’autres régions de la Serbie, notamment où la population rom parle le dialecte gurbet. De plus, il serait judicieux d’inclure les parents dans l’enquête, ces derniers étant les acteurs importants dans le choix de cette matière, afin de saisir de plus près leur ressenti sur le romani standard et son enseignement.

Néanmoins, les résultats de notre recherche nous permettent d’envisager une piste possible pour remédier aux tensions entre le romani standard et ses parlers. Il s’agit de l’adoption d’une démarche inclusive des langues qui consiste en un tissage des liens entre les langues, la norme et ses variations. Auger (2007, p. 151) parle d’une didactique de l’écart dont l’objectif serait de « mettre en proximité » la langue de l’école qui serait au centre, en tant que langue de référence, et les variations qui gravitent autour de ce centre. Cette prise en compte des variétés en classe ne s’avère bénéfique que sur le plan d’apprentissage (cf. Auger 2007, 2010 ; Cummins, 2001). Il pourrait aussi permettre la reconnaissance, la valorisation et l’acceptation des enfants et de leurs parlers par l’école, mais également de susciter leur intérêt pour l’apprentissage du romani standard. 

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Notes en fin de texte

1. Cette loi est disponible en ligne: http://www.parlament.gov.rs/upload/archive/files/lat/pdf/predlozi_zakona/1325-18%20-%20Lat..pdf

2. La loi sur les Conseils nationaux Disponible en ligne : https://www.paragraf.rs/propisi/zakon_o_nacionalnim_savetima_nacionalnih_manjina.html

3. « Jezik Roma je sačuvao samu njihovu bit, njihovu filozofiju, religiju, kulturu, njihovo poreklo, njihovu istoriju. Sačuvao stil i način što ih čini tako autentičnim. Samo reč i ništa više. Kakvu je snagu imao taj jezik da nadomesti sve druge fundamentalne kategorije koije jednu zajednicu, jednu grupu ljudi čine narodom. (…) Jezik je značajan za Rome, jer je definicija za priznavanje njihovog identiteta » (Koko, Djurić et Courthiade, 2017 : 6).

4. Dans le système éducatif serbe, l’école primaire dure huit ans. L’enseignement primaire est partagé en deux cycles : le premier cycle de la 1ère à la 4e classe et le deuxième cycle de la 5e à la 8e.

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