Vers une prise en compte des variations intralinguistiques dans l’enseignement de la grammaire du français au Québec (by Joël Thibeault and Dr. Isabelle Gauvin)

Didacticiens des langues, Joël Thibeault et Isabelle Gauvin sont professeurs, respectivement à l’Université de Regina et à l’Université du Québec à Montréal. Ils s’intéressent, entre autres, à la prise en compte du répertoire linguistique des élèves, aussi pluriel soit-il, dans l’enseignement de la grammaire du français.  

Introduction

Dans les trente dernières années, plusieurs didacticiens du français se sont intéressés au plurilinguisme, ce répertoire de connaissances linguistiques composites que chaque individu se construit au gré de ses interactions sociales (De Pietro et Rispail, 2014; Moore, 2006). Ces travaux, reposant principalement sur le modèle fondateur de Cummins (1979) et postulant que l’apprentissage linguistique est tributaire des langues que l’individu connait déjà, invitent l’enseignant à tirer profit des connaissances d’autres langues chez l’apprenant, et ce, afin qu’il puisse progressivement s’approcher du français de l’école.

Au Québec, bien que certains s’interrogent sur l’utilisation du plurilinguisme de l’élève dans l’enseignement du français (Combes, Armand et Lory, 2012; Maynard, 2014), les variations intralinguistiques que l’on retrouve dans cette langue, qu’elles soient diatopiques, liées à l’environnement géographique, diastratiques, liées aux classes sociales, diaphasiques, liées à la situation de communication, ou idiosyncrasiques, liées à l’individu, semblent être négligées, voire dépréciées, en salle de classe. Ces variétés du français, qui relèvent souvent de la langue orale dite familière et qui peuvent donc être socialement dénigrées (Gadet, 2007), sont pourtant constitutives du bagage linguistique que se construisent les apprenants. Dans cette optique, utiliser de manière signifiante les variations linguistiques qu’ils connaissent dans l’enseignement du français permettrait de délaisser une conception unifiante mononormaliste de la langue (Vargas, 1996) et de valoriser les français de leur répertoire. Ainsi les élèves pourraient-ils adopter une posture réflexive à l’endroit de l’objet pluriel langue et distinguer ce qui appartient au français de scolarisation, légitimé par la société qui l’institutionnalise, et les variations intralinguistiques qu’ils ont intériorisées.

C’est dans cette perspective que nous avons récemment entrepris une recherche descriptive visant à mettre au jour les réflexions métalinguistiques d’élèves de quatrième secondaire qui sont appelés à résoudre des problèmes grammaticaux à l’écrit. Pour ce faire, nous avons invité 52 élèves à corriger, en dyades, un texte dans lequel nous avons inséré des formes non reconnues par le français de l’école et nous avons audiocapté les conversations qui ont mené aux modifications du texte. Parmi les formes que nous y avons intégrées se trouvent des constructions non lexicalisées du verbe téléphoner, un verbe qui, dans la variété socialement valorisée du français, est transitif indirect (on téléphone à quelqu’un), mais qui, dans sa variété québécoise de registre familier, peut également être transitif direct (téléphoner quelqu’un). Dans ce billet de blogue, nous souhaitons reprendre laconiquement les résultats de nos analyses, dont nous avons plus longuement fait état ailleurs (Gauvin et Thibeault, 2016) et qui témoignent d’une concomitance de constructions pour ce verbe chez les élèves québécois. À la lumière de ces résultats, nous mettrons en avant des propositions didactiques qui reposent sur les usages en circulation dans la sphère linguistique du Québec.

Quelques résultats de la recherche: « est-ce qu’on téléphone quelqu’un ? »

Le texte soumis aux 26 dyades d’élèves renfermait, entre autres, les deux phrases suivantes : (1) Quand j’ai bien travaillé à l’école, papa et maman me laissent parfois téléphoner Valérie (…) et (2) Alors, dimanche, Valérie n’a pas été punie et j’ai pu la téléphoner. Dans le premier énoncé, on remarque l’absence de la préposition à, nécessaire à la construction du verbe téléphoner en français dit standard. Dans le deuxième, c’est plutôt le pronom remplaçant le complément verbal que les élèves devaient modifier, et ce, en optant pour le pronom indirect lui. Nous avons donc isolé les séquences de discussion qui portent précisément sur ces constructions et nous avons codé chacune des interventions qui les ciblent.

Au total, notre échantillon d’élèves a produit 330 interventions à l’égard de ces deux constructions, le type d’interventions le plus récurrent étant sans contredit le jugement de grammaticalité. En d’autres termes, 83,7 % des interventions des élèves (251/330) visent à déterminer si la construction analysée est conforme aux normes qui régissent le fonctionnement du français de l’école. Nous avons par la suite analysé les types de jugements de grammaticalité, et ce, en fonction de trois catégories : les jugements conformes au français de scolarisation, les jugements non conformes au français de scolarisation et les jugements incertains, les élèves étant incapables de trancher.

Figure 1 : Types de jugements de grammaticalité

Screen Shot 2017-01-13 at 12.10.51.png

Cette figure montre que près de la moitié des jugements de grammaticalité qui ont été posés par les élèves sont conformes aux normes linguistiques qui sont valorisées par l’école (122/251, 48,6 %), alors que les autres sont non conformes (57/251, 22,7 %) ou incertains (72/251, 28,7 %). L’extrait de verbatim suivant témoigne en outre des échanges qui ont eu lieu et montre l’interaction des normes en usage dans la réflexion linguistique des élèves :

Encadré 1 : échange portant sur la construction du verbe téléphoner

Élève 1 Alors, dimanche, Valérie n’a pas été punie et j’ai pu la téléphoner. Lui téléphoner ou la téléphoner ? Valérie n’a pas été punie et j’ai pu la téléphoner. Hum. Jugement incertain
Élève 2 Quoi ?
Élève 1 Et j’ai pu la téléphoner ? Jugement incertain
Élève 2 Ouais. Jugement non conforme
Élève 1 Valérie n’a pas été punie et j’ai pu lui téléphoner.
Élève 2 On dit « téléphoner Valérie ». Donc, « la », ça marcherait. Jugement non conforme
Élève 1 Je commence à douter. J’ai de la difficulté.
Élève 2 Il me semble que les deux se disent. Il me semble que « la téléphoner », ça se dit. Jugement non conforme
Élève 1 J’ai pu la téléphoner. J’ai pu lui téléphoner.

Ici, l’élève 1 entretient un doute, mais l’élève 2 est convaincu du statut transitif direct du verbe téléphoner. Quoique le litige ne semble pas être résolu à la fin de l’échange, la réponse écrite de ces deux scripteurs montre qu’ils ont choisi le pronom la, préférant donc la transitivité directe du verbe téléphoner.

Les quelques données que nous avons sommairement présentées ici nous permettent de postuler la présence d’une coexistence de constructions eu égard au verbe téléphoner et nous encouragent à penser l’enseignement des constructions verbales à l’aune des variations linguistiques que l’on retrouve dans le discours actuel des élèves québécois. Car, argüons-nous, c’est en nous inspirant de leurs pratiques linguistiques que nous pourrons proposer un enseignement de la grammaire signifiant et encourager chez eux l’adoption d’une posture métalinguistique (Gagnon et Péret, 2016).

Présentation de pistes didactiques

Dans le programme d’études québécois, l’enseignement des constructions verbales prend appui sur l’étude des catégories syntaxiques des verbes, selon qu’ils sont transitifs directs, transitifs indirects ou intransitifs, et des manipulations syntaxiques de pronominalisation des compléments verbaux. Or, le verbe téléphoner n’est pas le seul qui, dans les discours oraux et écrits des élèves du Québec, affiche plus d’une construction (voir encadré 2). Ainsi, par l’entremise d’une approche contrastive et à partir des productions que ses élèves ont déjà proposées, l’enseignant peut, grâce à des questions élucidantes, les amener à comprendre qu’il est important de distinguer les formes en fonction des usages recensés et des contextes discursifs. Un tel dispositif, à notre sens, ne peut faire fi d’une discussion sur les registres de langue, celle-ci facilitant la compréhension des enjeux, majoritairement sociaux, qui sont associés au recours à l’une ou à l’autre de ces formes.

Encadré 2 : exemple de corpus contrastif à travailler avec les élèves[1]

Exemples conformes

au français de l’école

Exemples non conformes

au français de l’école

Téléphoner à Valérie Lui téléphoner Téléphoner Valérie La téléphoner
Quitter le camp de jour Le quitter  Quitter

(sans complément)

(-)
Se rappeler cette expérience Se la rappeler Se rappeler de cette expérience S’en rappeler
Succéder à la nuit Lui succéder Succéder la nuit La succéder

Laissant une grande place aux connaissances antérieures des élèves, ce dispositif permet un enseignement socialement ancré de la transitivité des verbes et des manipulations syntaxiques qui visent l’identification des compléments directs et indirects. Il trouve son ancrage dans les constructions verbales qui sont répertoriées dans l’usage et, de ce fait, il offre la possibilité d’un travail grammatical fécond. En effet, dans le cadre d’une telle comparaison, on ne fait pas qu’analyser des exemples décontextualisés, vides de sens pour les élèves, on engage plutôt un dialogue entre leurs pratiques discursives et celles qui sont attendues par l’école. Il est alors probable que l’enseignement grammatical, trop souvent positionné sur un piédestal symbolique, prenne tout son sens aux yeux des apprenants.

Conclusion 

Comme le souligne Blanchet (2016), « [d]ans le cadre d’une théorie glottopolitique des interventions didactiques […], certains plaident depuis longtemps pour une sociodidactique qui transposerait les analyses sociolinguistiques en pratiques didactiques renouvelées d’enseignement-apprentissage de la pluralité linguistique, dont les variations du français » (p. 24). Une telle sociodidactique, à notre connaissance, peine toutefois à se mettre en place dans les écoles du Québec, qui valorisent encore trop souvent une approche axée sur une supranorme linguistique, abstraite pour les élèves, et exercent une certaine violence symbolique à l’égard de ceux qui ne réussissent pas à se l’approprier. Il importe donc que sociolinguistes et didacticiens s’unissent afin de concevoir des pratiques pédagogiques qui soient contextualisées et qui, de fait, répondent réellement aux besoins des apprenants.

Bibliographie

Anctil, D. (2011). L’erreur lexicale au secondaire : analyse d’erreurs lexicales d’élèves de 3e secondaire et description du rapport à l’erreur lexicale d’enseignants de français (thèse de doctorat, Université de Montréal, Canada). Récupéré de Papyrus, le dépôt institutionnel numérique de l’Université de Montréal, le 18 janvier 2016 : https://papyrus.bib.umontreal.ca/xmlui/handle/1866/5077

Blanchet, P. (2016). De l’observation des variétés locales et régionales du français à une didactique de la pluralité des pratiques du français en contextes plurilingues : un chemin semé d’embuches. Dans M.-M. Bertucci (dir.), Les français régionaux dans l’espace francophone (p. 17-30). Frankfort, Allemagne : Peter Lang.

Combes, E., Armand, F. et Lory, M.-P. (2012). Quand les élèves animent des activités d’éveil aux langues. Dans C. Balsiger, D. Bétrix Köhler, J.-F. De Pietro et C. Perregaux (dir.), Éveil aux langues et approches plurielles. De la formation des enseignants aux pratiques de classe (p. 139-158). Paris, France : L’Harmattan.

Cummins, J. (1979). Linguistic interdependence and the educational development of bilingual children. Review of Educational Research, 49(2), 222–251.

De Pietro, J.-F. et Rispail, M. (dir.) (2014). La didactique du français à l’heure du plurilinguisme. Namur, Belgique : Presses universitaires de Namur.

Gadet, F. (2007). La variation sociale en français (2e éd.). Paris, France : Ophrys.

Gagnon, R. et Péret, C. (2016). « La phrase à 2 pattes » pour favoriser l’entrée en littéracie à des publics en difficulté. Scolagram. Revue de didactique de la grammaire, 2, 1-14. Récupéré le 21 décembre 2016 du site de la revue : https://scolagram.u-cergy.fr/uploads/Scolagram%20n°2-mars2016/Gagnon-Peret_scolagram-2_2016.pdf

Gauvin, I. et Thibeault, J. (2016). Pour une didactique intégrée de la grammaire en contexte plurilingue québécois : le cas des constructions verbales. Scolagram. Revue de didactique de la grammaire, 2, 1-18. Récupéré le 21 décembre 2016 du site de la revue : http://scolagram.u-cergy.fr/uploads/Scolagram%20n°2-mars2016/Gauvin-Thibeault-scolagram-2.pdf

Maynard, C. (2014). Effets de l’écriture de textes identitaires, soutenue par des ateliers d’expression théâtrale plurilingues, sur le rapport à l’écrit d’élèves immigrants allophones en situation de grand retard scolaire (mémoire de maitrise, Université de Montréal, Canada). Récupéré de Papyrus, le dépôt institutionnel numérique de l’Université de Montréal, le 21 décembre 2016 : https://papyrus.bib.umontreal.ca/xmlui/bitstream/handle/1866/12407/Maynard_Catherine_2015_memoire.pdf?sequence=6&isAllowed=y

Moore, D. (2006). Plurilinguismes et école. Paris, France : Didier.

Vargas, C. (1996). Grammaire et didactique plurinormaliste du français. Repères, 14(1), 83-103.

[1] À l’exception du verbe téléphoner, ces exemples non conformes au français de scolarisation ont été recensés par Anctil (2011), dans une thèse portant sur l’erreur lexicale au secondaire québécois. Nous les avons ici adaptés pour qu’ils s’insèrent dans notre dispositif.

Leave a Reply

Your email address will not be published. Required fields are marked *